Chapitre 8

Jan 07, 2015

« Et nous sommes donc censés marave ce truc ?

- Je crois que tu as bien résumé la situation, Olvin. »

Olvin, Louig, Clémentus et Felouis se tenaient au sommet d’un arbre, assis chacun sur une des branches qui constituaient son faîte, et disposaient d’une vue imprenable sur Daicrann, la cité de la Plante, ainsi que sur le monstrueux dragon qui se dressait face à elle de toute sa hauteur. Pour la première fois, le visage de Clémentus prit un air inquiet.

« C’est le dragon Diploy… dit-il dans un murmure. Le dragon tentaculaire. »

Tentaculaire, c’était peu dire : Diploy était un dragon gargantuesque, presque autant grand que l’était Bamboléo. D’un vert profond et rutilant, son long cou fin s’étendait à l’infini jusqu’à sa petite tête en triangle qui s’élevait à dix bons mètres au-dessus du sol, surmontée par deux cornes délicates. Le reste de son corps se perdait dans les arbres, mais il ne pouvait échapper à personne que son large dos était recouvert de dizaines de tentacules avides et grouillants qui serpentaient dans les airs à la recherche de proie - vision de cauchemar.

« Ça me rappelle une histoire que j’ai entendu récemment, commenta Louig. C’était l’histoire de capitaine tentacule qui allait se battre contre des indigènes femelles sauvage en leur enfonçant ses appendices dans le…

- Ah oui, je l’ai entendu aussi ! fit Olvin avec un sourire. J’ai adoré à la fin quand il transperce la princesse Apwal et qu’il lui…

- ÇA SUFFIT ! » beugla brusquement Felouis. Des flammèches s’échappèrent de sa bouche tandis qu’il se tournait vers ses deux compagnons, l’air furieux.« Vous croyez vraiment qu’on a le temps de se raconter des histoires ?

- Entre se raconter des sympathiques histoires au coin du feu et combattre ce machin immonde, répondit Olvin sans se démonter, mon choix est vite fait. »

Devant le dragon, on apercevait une petite armée : des dryades, des tréants, des animaux de la forêt, et, bien sûr, les défenseurs du domaine de la Plante, les congénères de Clémentus. A cette distance, il n’était pas aisé de comprendre ce qu’il se passait, mais il semblait à chacun des compagnons que Diploy était en train de gagner cette bataille. Trop souvent, des tentacules frappaient l’armée et se redressaient, serrant bien fort une silhouette gigotante qui finissait dans la gueule du dragon - ou qui était relâchée une fois totalement broyée.

De toute évidence, cette vision rendait Clémentus et les dryades qui l’accompagnaient malades.

« Il n’y a pas une minute à perdre, déclara Felouis en serrant les poings. Nous devons nous rendre là-bas et éclater cette horreur à tentacules.

- Je pose mon veto à cette idée, intervint Olvin en fronçant les sourcils. Tu as vu l’armée qu’il est en train de sécher ? Je ne vois pas en quoi quatre types vont changer la donne. Et pour une fois, ce n’est pas de la flemme, c’est du bon sens !

- J’approuve Olvin, fit Louig. Trouvons le cerf et fuyons avec. Nous ne pouvons pas sauver Daicrann.

- Clémentus, tu es d’accord avec eux ? » Felouis avait la mâchoire crispée et le regard dur. « Ne me dis pas que tu comptes laisser ta patrie se faire massacrer sans réagir ! »

Clémentus ferma les yeux, comme en proie à un dilemme intérieur, et se mit à marmonner des paroles incompréhensibles. Quand il finit par les rouvrir, il semblait déchiré, mais déterminé.

« Nous n’avons aucune chance de faire pencher la balance. Allons chercher le Cerf et fuyons. »

Felouis parut sur le point de dire quelque chose, mais resta finalement muet. Après tout, si le domaine des Plantes était détruit, ce n’était pas ses affaires - cela l’arrangeait plutôt. Cela n’empêchait pas que voir un dragon juste devant lui et ne pas s’efforcer de lui coller une raclée, ce n’était pas habituel.

L’un après l’autre, ils glissèrent tous au bas de l’arbre, et retrouvèrent Mr Lapineur qui les attendait sagement, grosse tache blanche dans la végétation environnante, et qui agita joyeusement ses oreilles en les voyant revenir.

« Alors, comment fait-on ? demanda Louig.

- Je propose qu’on se rende simplement là-bas, qu’on crame tout sur notre passage et qu’on s’enfuie avec le Cerf.

- Proposition rejetée à la majorité, Felouis. Quelqu’un a une vraie idée ?

- La forêt m’a parlé, intervint Clémentus. Il existe un passage souterrain très ancien qui pourrait nous mener impunément au coeur de Daicrann. Une fois là-bas, nous n’aurons qu’à contacter le Cerf et lui demander de nous rejoindre discrètement.

- Scrètement.

- Louig, restons concentrés veux-tu ? Bon, restez silencieux et ne bougez pas, je vais essayer de l’ouvrir. Idyce, Samata, vous me donnez un peu de votre pouvoir, s’il vous plait ? »

Deux des dryades acquiescèrent, se placèrent de part et d’autre de Clémentus, et posèrent le bout de leurs doigts sur leurs tempes : une douce lumière verte et brillante se mit à émaner de leur corps et à affluer vers Clémentus. Celui-ci prit une grande inspiration, puis leva brusquement les mains.

« FORET ! Cria-t-il. UNE SEMAINE PASSEE SANS PARLER DU PEUPLE C’EST ERRER SANS ABRI, AUTREMENT DIT LA PLANTOLEXICOMATISATION VERS CE QU’ON APPELLE LA DYNAMIQUE DES SORTS VA FACETER LE CHICOUANGUE DANS CES PRESTANCES !

- C’est bizarre comme incantation, glissa Louig à ses deux compagnons.

- Ces bouffeurs de salade sont tous des tarés », grogna Felouis.

Alors que ses compagnons dubitatifs chuchotaient, la terre s’ouvrit soudain devant Clémentus, écartant sans ménagement les arbres qui se dressaient à cet emplacement. Dans un bruit de tonnerre, la faille grossit, grossit, puis finit par s’immobiliser. A présent, Clémentus se tenait débout devant l’entrée d’un tunnel rectangulaire creusé dans le sol. Epuisées, les deux dryades tombèrent à terre.

« Si j’avais su qu’il suffisait de raconter des conneries pour que ça marche, j’aurai arrêté de bosser depuis longtemps, commenta Olvin.

- Comme si tu n’avais pas arrêté de bosser depuis longtemps, fit Felouis.

- Certes.

- On va devoir entre là-dedans ? demanda Louig.

- Non non, il l’a ouvert pour y planter des glands.

- Il ne va quand même pas vous y planter ? »

Clémentus jeta à ses compagnons un regard mi-amusé mi-exaspéré.

« Je passe devant, suivez-moi. Felouis, éclaire-nous s’il te plaît. »

Ils pénétrèrent tous les quatre dans le tunnel après avoir dit au revoir aux dryades, trop claustrophobes pour pouvoir les suivre. Ils s’avancèrent pendant de longues minutes dans un silence troublé seulement par le bruit de leur pas et de…

« Il fait aussi sombre que dans les fesses d’une pucelle.

- Louig, grogna Felouis, on se passera de tes commentaires, merci.

- Ça me rappelle un autre passage de capitaine tentacule, intervint Olvin, tu sais, celui où il doit vaincre la reine géante et pour ça il rentre dans son…

- STOP ! JE NE VEUX PAS ENTENDRE UN MOT DE PLUS !

- Faites moins de bruit, chuchota précipitamment Clémentus, nous passons sous Diploy en ce moment même. »

En effet, on entendait des coups sourds résonner autour d’eux, probablement dus à la bataille qui se déroulait en surface.

« Et sinon, reprit Louig en s’efforçant de parler moins fort, les dryades, c’est sympa au quotidien ?

- Oui, répondit Clémentus, elles sont toutes très gentilles et serviables.

- Et donc, est-ce que des fois tu… t’occupes d’elles ?

- Ah bah tu sais, ce sont des plantes, alors il faut les arroser régulièrement. »

Felouis, Olvin et Louig échangèrent un regard, et ne purent s’empêcher d’éclater d’un rire sonore et incontrôlé. Déstabilisé, Clémentus s’arrêta et se retourna vers eux.

« Qu’est-ce que j’ai… »

Sans aucun avertissement, le tunnel explosa autour d’eux. Des blocs de pierre volèrent en tous sens, certains aussi gros que des poitrines de dryade. Sans réfléchir, Clémentus poussa un hurlement et enfonça sa main dans le sol : des racines jaillirent de la terre tout autour d’eux et dévièrent les rochers qui auraient pu les percuter. Puis l’avalanche cessa, et ils purent tous constater à quel point ils étaient dans la fosse à purin.

Le tunnel s’était élargi sous l’effet de la force de la chose qui y avait pénétré, trop grosse pour lui. Les quatre compagnons se trouvaient à présent dans une sorte de grotte circulaire, traversée par le tunnel. Et devant eux, émergeant d’un énorme trou percé dans le “plafond”, un tentacule gigantesque semblait les regarder.

« Il nous a entendus ! hurla Clémentus. Tous en position de combat ! »

Comme s’il l’avait entendu, le tentacule se tourna brusquement vers Clémentus et fondit sur lui à une vitesse impressionnante. Mais avant qu’il ne puisse l’atteindre, un déluge de feu le percuta de plein fouet. La chaleur tripla soudain dans la caverne, et le tentacule ralentit légèrement, suffisamment légèrement pour que Clémentus ait le temps de faire pousser autour de lui des racines en guise de bouclier. Le tentacule s’y écrasa violemment ; les racines se tordirent et Clémentus poussa une exclamation de douleur, mais le bouclier tint bon. Le tentacule entreprit de donner des coups de butoir au bouclier qui se mit à grincer et à gémir. Clémentus n’allait pas tenir longtemps.

« Arrête ! s’exclama Olvin en attrapant le bras de Felouis qui s’apprêtait à envoyer une autre gerbe de flammes. Tu vas tous nous tuer si tu augmentes encore la température de cet endroit !

- On a un glaceux avec nous ! mugit Felouis. C’est pas pour glander ! Enveloppe tout le monde dans une gangue de glace, et maintiens la, Louig !

- Mais une partie de la glace va fondre et nous ébouillanter, protesta ce dernier en levant les mains.

- Je m’occupe d’absorber l’eau avant qu’elle ne bouillis… ne bouillas… enfin qu’elle rentre en ébullition, intervint Olvin. Dépêchez-vous ! Clémentus va céder ! »

Tous trois brandirent leurs mains en même temps, doigts écartés. Le rayon que tira Louig vint frapper Clémentus, à moitié assommé dans son bunker de racines, Olvin et lui-même : tous les trois se retrouvèrent couverts d’une épaisse couche de glace. Alors, Felouis poussa un sifflement puissant, et un immense oiseau de feu émergea de ses paumes, crépitant comme l’enfer lui-même, et entreprit d’attaquer le tentacule à l’aide de son bec et ses serres flamboyantes. Au début, il sembla que le tentacule se moquait de ses attaques. Puis, petit à petit, il se mit à frémir, puis à vibrer violemment et à se cogner contre les murs, comme fou. Et, d’un coup, il tomba au sol, noir et brûlé comme un gâteau laissé trop longtemps au four.

Aussitôt, l’oiseau disparut, et Louig fit tomber des flocons de neige pour rafraîchir l’atmosphère. Tous transpiraient abondamment, même Felouis, et Clémentus arborait une énorme bosse sur le front.

« Ouille, marmonna-t-il. Ce n’était clairement pas une partie de plaisir… Merci à vous tous.

- On a failli finir en chiche-kebab mais c’était pour la bonne cause, répondit gracieusement Olvin.

- Heureusement que ces saloperies sont sensibles au feu. Il ne devait pas s’attendre à trouver des braisiers dans le coin.

- Dépêchons-nous de nous barrer ou on est bons pour en recevoir d’autres. »

Aussitôt dit, aussitôt fait, les quatre compères s’engouffrèrent dans la suite du tunnel. Et dix minutes plus tard ils étaient à l’air libre. En plein milieu de la bataille.

Quand il s’aperçut que le tunnel débouchaient au milieu du chaos qu’était le combat entre le dragon et les défenseur, Felouis dégaina instantanément son épée de feu. Il fut bientôt imité par Louig qui sortit un énorme marteau blanc d’on ne savait trop où, et d’Olvin qui se retrouva avec un trident doré dans les mains (probablement télescopique). Un tentacule leur fondit dessus, plus petit que celui qu’ils avaient précédemment affronté mais plus véloce. Tous trois tailladèrent l’air de leurs armes, et de petits bouts de tentacules tombèrent à terre.

« Clémentus ! s’exclama Felouis tout en menaçant le tentacule des flammes qui s’élevaient de sa lame. Trouve-nous le Cerf vite fait qu’on se barre d’ici. »

Un deuxième tentacule s’abattit sur eux, vite repoussé par un coup de trident bien placé de Olvin. Les deux mains posées à plat sur le sol, Clémentus marmonnait des paroles inintelligibles, l’air fort concentré. Puis, au moment où un troisième tentacule s’invitait, il se releva et pointa le doigt derrière eux.

« Il est là ! Go go go ! »

Et en effet, l’Elémentaire de Plante se trouvait à trois mètres derrière eux, ruant de tous ses sabots, ses andouillers d’or brillant au soleil tandis qu’il repoussait l’attaque de quatre tentacules en même temps.

« On est vraiment bigleux… marmonna Olvin.

- Comme si on avait le temps de regarder autour de nous avec toutes ces saloperies ! s’exclama Felouis en tranchant de nouveau un bout de tentacule.

- Il faut qu’il prenne une apparence plus discrète ! beugla Louig, en plein duel. Convaincs-le, Clémentus ! »

Clémentus ferma les yeux de nouveau, apparemment insensible au chaos qui se déroulait autour de lui tandis que ses compagnons le protégeaient de la frénésie des tentacules de Diploy. Une petite fleur jaune poussa à ses pieds ; puis, les fragiles racines de cette fleur serpentèrent sur le sol jusqu’au Cerf qu’elles effleurèrent. Il y eut un instant de flottement, et, soudain, le Cerf disparut comme par enchantement.

« Qu’as-tu fait ? demanda Louig d’une voix haletante.

- Il m’a écouté ! Courez à présent, suivez-moi ! »

Felouis cracha une gerbe de flamme sur ses adversaires, qui reculèrent pour ne pas se faire toucher. Tous en profitèrent pour tourner les talons et courir. Mais les tentacules avaient compris qui avait fait disparaître l’Elémentaire de Plante et tous se tournaient vers eux à présent.

« A ce rythme là, on ne pourra jamais les semer ! cria Olvin sans s’arrêter de courir.

- Si seulement mes dryades étaient là, haleta Clémentus, elles pourraient… »

Au milieu du bruit assourdissant de la bataille et des rugissements de Diploy qui se dressait au-dessus d’eux, un chant retentit soudain, un chant guerrier chanté par un choeur de femmes. Trois formes énormes émergèrent des fourrés, marrons et verts, suivis de près par une plus petite, toute blanche, et se dirigèrent vers eux à tout allure.

« C’est Mr Lapineur ! beugla Louig.

- Et les dryades ! » renchérit Olvin.

Effectivement, il s’agissait de trois dryades montées sur des cerfs monstrueux, largement plus grands que des chevaux : les chevelures des cavalières flottaient derrière elles, et de leurs bouches largement ouvertes s’échappait un chant à la fois superbe et sauvage. Chacune d’entre elles attrapa un des compères, tandis que Louig enfourchait Mr Lapineur d’un mouvement leste. Puis, les quatre cavaliers et leurs passagers firent demi-tour et cavalèrent à toute allure loin des monstrueux tentacules qui leurs donnaient la chasse.

Ils finirent par s’arrêter, lorsque l’orée de la forêt fut en vue. Les dryades stoppèrent leurs montures en leur murmurant de douces paroles, Louig en tirant sur ses oreilles, et les quatre compagnons sautèrent à terre, éreintés.

« Merci les filles, leur dit Clémentus avec un grand sourire. Vous nous avez sauvés. »

Les trois dryades sourirent largement et envoyèrent de concert un baiser en direction de Clémentus. Puis elles firent faire volte-face à leurs montures et disparurent dans un tonnerre de sabots.

« On a réussi ! dit Felouis en s’affalant à terre, épuisé. On a sauvé le Cerf ! Mais où est-il ?

- L’Elémentaire de Plante peut prendre l’apparence de plein d’animaux de la forêt, expliqua Clémentus. On l’appelle le Cerf car c’est sa forme de prédilection, mais il peut aussi se transformer en… »

Un gros écureuil tout blanc grimpa soudain sur le dos d’Olvin et s’installa dans ses boucles blondes, sans faire montre d’aucune gêne.

« Hé ! protesta l’intéressé, dégage de là, toi !

- Olvin, soupira Clémentus, c’est l’Elémentaire. Un peu de respect, je te prie.

- Quoi ? C’est un écureuil ?

- C’est plus pratique pour se déplacer, m’a-t-il dit. Il a envoyé comme ordre aux habitants de Daicrann de se disperser et de se cacher en attendant l’arrivée de l’Elue. La ville est détruite, mais au moins certains d’entre nous sont saufs…

- Que faisons-nous maintenant ? demanda Louig en regardant d’un oeil perplexe le gros écureuil qui jouait à présent avec les cheveux d’un Olvin particulièrement agacé.

- On se tient au plan, répondit Felouis. On emmène le Cerf… enfin l’Ecureuil, dans un endroit sûr, au mont Bicêtre par exemple. Et après ça, direction le plateau de la butte lunaire et le domaine de l’Ombre… »