Chapitre 16

Feb 03, 2016

Olvin, Felouis, Louig et Clémentus poussèrent la porte de l’auberge Spiritus, exténués par leurs deux jours de marche forcée à travers les marais qui entouraient le domaine de l’esprit. Entre les sangsues à motivation qui se cachaient dans les moindres recoins de peau pour les sucer jusqu’à plus soif (il était toujours difficile de dire si Olvin en était victime ou pas) et les fantômes à dépression qui les pourchassaient parfois pendant des heures, le voyage n’avait pas été de tout repos, et il leur semblait presque plus appréciable d’affronter un dragon que de passer une seconde de plus dans ces marais infernaux.

Ils s’affalèrent tous sur des chaises de l’établissement - propre, bien entretenu et uniquement peuplé de gens encapuchonnés - avec un soupir de soulagement. Le tavernier s’avança vers eux, un grand sourire plaqué sur les lèvres.

« Bonjour à vous voyageur… Je suis Wajanatrabu, le tavernier… Qu’est-ce que je vous sers ..?

- Au moins, grogna Felouis, il y a des choses qui ne changent pas.

- Quatre bières, par pitié, demanda Louig dans un râle.

- Ah, vous venez du marais de la saloperie je suppose ..? Dur trajet hein ..?

- C’était pas censé s’appeler le marécage des rêves ? demanda Clémentus avec un froncement de sourcils.

- Si, mais le ministérium des noms s’est réuni il y a cinq jours pour changer ce nom… Nous avons reçu de nombreuses plaintes pour publicité mensongère, puisqu’en fait de rêve on y trouve surtout des moustiques et des…

- Sangsues, compléta Olvin, on a remarqué.

- Et qu’est-ce qui vous attire dans notre belle contrée inhospitalière ?

- Nous venons vaincre le dragon et sauver l’Elémentaire d’Esprit, répondit Clémentus solennellement.

- Alors vous êtes ceux que nous attendions », fit une voix féminine.

Tous se tournèrent vers la personne qui venait de parler : celle-ci retira son capuchon bleu, dévoilant une cascade de cheveux azur et des yeux intégralement cyan. En guise de boutons, des saphirs brillaient à sa tunique turquoise, et ses ongles étaient recouverts d’un vernis indigo.

« PalsamBLEU ! » s’exclama Wajanatrabu avant de ricaner sous cape. La femme lui jeta un regard blasé, puis reporta son attention sur les quatre aventuriers.

« Je m’appelle Bleubête, dit-elle. J’avais prédit votre arrivée.

- Vous faites donc partie du clan de l’Esprit ? demanda Olvin en se levant pour s’incliner avec déférence.

- Effectivement. Je suis même la Gardienne de la Porte de Moc’varan. Et j’ai besoin de vous. Nous avons besoin de vous.

- Que se passe-t-il ? demanda Felouis en jetant un regard agacé à Olvin, irrité par ses manières pompeuses.

- La cité a résisté à l’attaque du dragon Padebra. Tous les habitants se sont rendus dans la salle de la sphère d’esprit pour canaliser leur énergie psychique en elle, afin de renforcer notre bouclier. Padebra n’a pas pu passer.

- Mais ? demanda Clémentus d’une voix tendue.

- Mais il existe un moyen de lutter contre notre bouclier. Pénétrer dans la cité via le monde de l’Esprit et annihiler la sphère d’Esprit. Et Padebra s’y emploie depuis plusieurs jours. Nous ne pouvons alimenter le bouclier et résister à l’assaut de son esprit. Nous finirons par échouer.

- Que pouvons-nous faire ? demanda Louig en tapant son poing contre sa poitrine.

- M’accompagner dans le monde de l’Esprit pour repousser Padebra et sauver la Chouette. Vous ne faites pas partie de notre clan, et ne serez donc pas reliés à la sphère. Vous pourrez vous déplacer librement.

- Et ben, qu’est-ce qu’on attend ! s’exclama Louig en sautant sur ses pieds. Allons-y !

- Pénétrer dans le monde de l’Esprit n’est pas si simple… suivez-moi, je vais vous en dire plus.

- Et nos bières ? demanda Olvin d’un air déçu.

- Pas le temps pour ça ! Et de toute manière, vous aurez besoin de toutes vos facultés mentales pour lutter contre Padebra. »

Les quatre compagnons suivirent donc Bleubête après un regard de concertation, sous l’oeil désappointé de Wajanatrabu qui venait de perdre quatre clients. Elle les mena à l’étage de l’auberge, dans une pièce large et lumineuse.

« Asseyez-vous en cercle, intima-t-elle, et tenez-vous les mains.

- C’est vraiment obligé ? demanda Felouis en grimaçant.

- Oui, et ne faites pas l’enfant. »

Bleubête prit place au milieu d’eux lorsqu’ils se furent exécutés.

« A présent, je vais vous envoyer dans le monde de l’Esprit. Mais comme vous n’avez pas les pouvoirs pour, il est possible que vous ne soyez pas vraiment… sous votre forme habituelle.

- Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? demanda Clémentus, subitement inquiet.

- Pour les gens ne disposant pas de pouvoirs psychiques, l’accès au monde spirituelle est plus compliqué. Et généralement, ils se retrouvent là-bas comme la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes. Vous comprenez ?

- Vous voulez dire qu’on aura l’aspect de la personne qu’on pense être ? interrogea Felouis en fronçant les sourcils.

- Plus ou moins. Tout dépend de votre sensibilité au psychique. Votre représentation peut prendre une forme humaine… ou même pas. Elle peut également puiser dans votre inconscient profond. Certaines personnes sont traumatisées par ce qu’elles découvrent en entrant dans ce monde. Je ne peux pas vous garantir que vous en ressortirez indemnes.

- Ça ne me fait pas peur ! s’exclama Louig. Je sais que je suis un mec génial !

- Moi aussi, commenta simplement Felouis.

- Euh… oui, allons-y… », fit Clémentus.

Olvin se contenta d’afficher un petit sourire sûr de lui. Bleubête les examina tous du regard pendant un court instant, puis soupira et haussa les épaules.

« L’avantage, c’est que si vous vous voyez comme des êtres surpuissants, et bien vous serez surpuissants. Rien n’est plus fort que la puissance de l’esprit. Bien, allons-y alors. »

Elle se saisit alors d’un carnet (bleu) et d’un stylo (bleu aussi), et griffonna d’une main experte quelque chose qui ressemblait à un portail en pleine activation. L’instant d’après, un grésillement se fit entendre, suivi d’un flash, et tout disparut autour d’eux.

Louig cligna des yeux en reprenant ses esprits. Il regarda autour de lui, et vit qu’il se trouvait toujours dans la chambre d’auberge ; enfin, une version déformée et floue de la chambre d’auberge, et surtout envahie par un énorme corps écailleux noir qui dégageait une chaleur atroce.

« Hey ! s’exclama-t-il. Qu’est-ce qui se passe ? »

Au moment où il prononça ses mots, il sentit une grande puissance l’envahir, et les sons qui sortaient de sa bouche résonner dans l’air telle une parole divine. Curieux, il s’examina, mais il fut déçu. Rien n’avait changé, il disposait toujours de tous ses membres, de ses vêtements… et d’une quantité astronomique de poches dans lesquelles il découvrit des objets étranges de toutes sortes.

« Les gars ? appela-t-il. Montrez-vous ! »

La forme écailleuse bougea, et soudain un éblouissant éclat de lumière frappa Louig comme un flash. Il se protégea les yeux tant bien que mal, mais la lumière chaude et dorée semblait traverser son bras et ses paupières pour atteindre son cerveau même.

« Je suis là, répondit la voix d’Olvin. Et je crois que Felouis était assis sur moi. »

Louig essaya d’examiner son compagnon aqueux, mais peine perdue : il brillait beaucoup trop. Un rugissement profond retentit soudain, et la pièce déformée se mit à trembler. La forme écailleuse tressaillit, et, soudain, une grosse tête de dragon aux naseaux fumants apparut devant eux, au bout d’un long cou noir.

« Aïe ! Ma tête, gronda le dragon avec la voix de Felouis.

- Felouis ? demanda Olvin éberlué. C’est comme ça que tu te vois ? Ça va les chevilles ?

- Tu t’es regardé toi, le phare ambulant ?

- Mais où sont Bleubête et Clémentus ? intervint Louig, avec de nouveau l’impression que sa parole était celle d’un dieu et remplie de puissance convaincante.

- Je suis là », couina la voix du planteux.

Tous baissèrent les yeux, et découvrirent un tout petit chaton blanc avec une tache noire sur l’oeil qui les regardait d’un air tout mignon.

« Clémentus ? fit Olvin d’un ton incrédule. Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu t’es fait arnaquer en chemin, mon pauvre.

- Ou alors il a simplement les chevilles moins enflées que les vôtres, coupa la voix de Bleubête. »

Tous se tournèrent vers elle, et découvrirent une formidable guerrière vêtue d’une impressionnante armure réunissant toutes les teintes de bleu possibles et imaginables, une plume d’oie géante en guise d’arme.

« Dit-elle, ironisa Felouis.

- Bon, la première étape, c’est de sortir d’ici. Padebra a transformé l’auberge en un terrible labyrinthe pour perdre les nouveaux arrivants. Je n’ai jamais réussi à en trouver la sortie jusque là. J’espère que l’un d’entre vous se voit avec un excellent sens de l’orientation ?

- Euuuuuh…, firent les quatre compagnons en choeur.

- Parfait, on est foutus. » D’un geste vif, Bleubête traça sur le sol des lignes en forme de petit oiseau. Un moineau d’une couleur bleue saisissante émergea du dessin avec un piaillement et se tourna vers sa créatrice.

« Cherche la sortie, dit-elle. Viens nous trouver si tu la… »

Elle eut juste le temps d’apercevoir l’expression saisie et désespérée de son moineau avant qu’il ne disparaisse dans le gosier de Clémentus.

« Oh mon dieu, pardon ! s’exclama celui-ci la gueule pleine de plumes. C’est l’instinct, je…

- Tuez-moi tout de suite, gémit Bleubête.

- On ne peut pas tout casser, tout simplement ? grogna Felouis-le-dragon en testant la solidité des murs de sa tête.

- Hélas, ces murs ne sont pas physiques, mais psychiques. Nous risquerions de tomber sur un néant sans fin… Il nous faut trouver la sortie, coûte que coûte !

- Si seulement nous avions un plan… » murmura Clémentus.

Ce faisant, il avança à travers la pièce pour aller renifler quelque chose, et posa malencontreusement sa patte sur une feuille blanche laissée là par Bleubête. Aussitôt, la feuille se couvrit de dessins complexes et d’une ligne rouge en pointillés. Médusés, tous se penchèrent sur elle.

« C’est un plan, commenta Olvin.

- J’espère que tu ne te vois pas comme quelqu’un qui rate tout ce qu’il entreprend, fit Bleubête avec une grimace envers Clémentus.

- Rassurez-vous, dit Olvin avec un sourire lumineux que personne ne put voir tant il brillait. Au fond de lui, il sait qu’il réussit tout ce qu’il entreprend.

- Dans ce cas, suivons cette carte. »

Ladite carte se révéla très efficace, comme l’avait prédit Olvin, et ils se retrouvèrent dehors en cinq minutes de marche. Tous, sauf Bleubête, clignèrent des yeux pour intégrer la réalité qui s’étendait autour : les marécages avaient disparus, remplacés par une immense plaine à l’horizon flou et d’une vague teinte violette. Derrière l’auberge se dressait Moc’varan, scintillante et éthérée, enserrée dans ses remparts.

« C’est là que nous allons, dit Bleubête d’un ton sinistre. Suivez-moi, et restez discrets.

- Je suis censé faire comment avec un corps de dragon de trois mètres de haut ? gronda Felouis dans un nuage de fumée brûlant.

- Te taire, pour commencer », répliqua Louig.

La chaleur qui émanait de ces paroles était tellement enivrante et convaincante que Felouis se tut immédiatement. Clémentus se précipita en avant sur ses petites patounettes de chaton, et tous le suivirent de manière plus ou moins discrète.

Les portes de la cité s’ouvraient devant eux, à la fois accueillantes et curieusement menaçantes. D’un claquement de ses larges ailes, Felouis prit son envol et alla se poser au sommet de celles-ci pour scruter l’intérieur de Moc’varan. Il revint aussi sec, en loupant magnifiquement son atterrissage.

« Aucun signe de Padebra, indiqua-t-il une fois qu’il eût fini de se frotter l’épaule en grimaçant. Par contre, il y a des trucs qui patrouillent, et je crois avoir vu un type qui marchait.

- C’est curieux, commenta Bleubête en fronçant les sourcils. Padebra devrait être en train de se battre contre les gardiens pour accéder à la salle de la sphère… Où peut-il bien être ?

- On n’a qu’à demander au péquenaud qui se balade dans les rues, suggéra Felouis.

- Allons-y, mais prudence. »

Le petit groupe lumineux et fumant s’engagea dans les ruelles, moins floues et changeantes que l’extérieur de la ville - comme si tout était plus tangible par ici. Effectivement, des créatures de formes et de couleurs variées (dragons, bêtes, entité mécaniques…) patrouillaient sur les avenues, sans se soucier d’eux le moins du monde.

« C’est la protection mise en place par le Card Master pour empêcher les dragons de pénétrer impunément dans la cité, commenta Bleubête alors qu’ils passaient à côté d’une imposante machine qui avançait sur deux pattes. Il est curieux qu’elles ne le sentent pas. Seul un membre de l’Esprit échappe à leur flair normalement…

- Qui est ce Card Master ?

- C’est l’apprenti de notre maître Élémentaire actuel. Un jour, en soirée, il a bu un verre de trop et il a commencé à hurler que “IL ALLAIT LES PROTÉGER CES RUES LUI”. Il a envoyé tout ça, et depuis elles surveillent la ville.

- Ce ne serait pas…, chuchota Olvin à l’adresse de ses compagnons.

- Si, définitivement.

- Venez voir ! retentit tout à coup la voix de Clémentus dont le petit corps émergea entre deux maisons. J’ai trouvé le type qui marchait tout seul. »

Pressant le pas, le groupe se retrouva bien vite à encercler un jeune homme à l’air ahuri qui les regardait d’un oeil méfiant.

« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il brusquement.

- Qu’est-ce que vous faites là ? demanda Bleubête en fronçant les sourcils. Tous les habitants de la ville sont censés se trouver dans la salle de la sphère pour alimenter le bouclier…

- Hé j’savais pas moi madame. Je me promenais là tranquille, j’ai rien fait de mal. J’veux pas d’ennuis madame.

- Est-ce que vous auriez vu un dragon dans les parages ? » demanda Louig de sa voix la plus suave.

Le jeune homme lui jeta un regard ébloui - ou alors c’était la faute d’Olvin.

« Ouais grave ! répondit-il de bonne grâce. Y’avait ce dragon qui était à l’entrée de la ville là… il m’a dit qu’il voulait nettoyer la cité alors moi je lui ai dit que si c’était le nouveau balayeur, fallait entrer, pas de soucis ! Du coup je l’ai accompagné jusqu’aux thermes, comme ça il allait pouvoir bosser quoi.

- Vous avez QUOI ? s’écria Bleubête en écarquillant les yeux.

- Hé madame, fit le jeune homme en se renfrognant immédiatement, il m’a demandé de lui montrer le chemin, moi je montre le chemin. On m’demande de rendre service je rend service, oh !

- Mais c’est pas vrai… gémit Bleubête. Qui est cet abruti ?

- Quoi, c’était pas un nettoyeur ? Mais j’savais pas moi, vous croyez que si j’savais je lui aurai montré le chemin ?

- Il va la fermer celui-la ? » gronda Felouis en se penchant sur le petit homme, la gueule fumante.

Tout à coup, l’autre parut trouver qu’il y avait des choses extrêmement intéressantes à examiner sur ses pieds. Bleubête se tordait les mains, catastrophée.

« Il faut qu’on coure à la salle ! Les thermes se trouvent juste à côté et… oh je ne veux même pas y penser ! »

Alarmés par son ton angoissé, tous prirent leurs jambes à leur coup en direction de la salle de la sphère. Et une fois parvenus là-bas, se figèrent, frappés d’horreur.

Le temple orné de colonnes blanches gisait à moitié en poussière, comme éclaté de l’intérieur par une gigantesque explosion. Dedans, un énorme dragon noir, marron et blanc se dressait sur ses pattes arrières, la gueule fermement serrée sur une large sphère rose qui étincelait de mille feux. Il se démenait à la manière d’un loup qui essaye de briser l’échine de sa proie, sans tenir compte des gardiens qui frappaient ses jambes et qui ne semblaient pas lui faire plus d’effet que des moustiques. Il fallait dire qu’à côté de lui, même Felouis dans sa forme de gros dragon apparaissait comme un dragonneau.

« Un plan, vite ! s’exclama Bleubête, hystérique. Je sens la sphère s’affaiblir de seconde en seconde ! Que pouvons-nous faire ?

- Laisse donc faire les professionnels, dit Louig avec un sourire étincelant et un petit clin d’oeil du plus bel effet.

- Felouis, va voler devant ses yeux ! » s’exclama Olvin en enfourchant son compagnon d’un bond lumineux. Celui-ci n’eut pas l’air d’apprécier l’idée, mais pour une fois il ne broncha pas et battit docilement des ailes. Tandis qu’il s’élevait dans les airs, il semblait à ceux qui observaient la scène que sur son dos se trouvait un splendide chevalier en armure, boucles blondes au vent, brandissant une fabuleuse épée devant lui… mais ce n’était qu’Olvin.

Tandis que Louig s’élançait à l’assaut de la large patte qui le surplombait, Felouis se porta devant le museau de Padebra, minuscule face à ce géant. Cependant, la lumière qu’il diffusait en la personne d’Olvin sembla gêner le dragon qui voulut se protéger les yeux - avant de se rendre compte qu’il n’avait pas de pattes avant.

« Feu ! » s’exclama Olvin d’un ton réjoui.

Felouis ne se fit pas prier, et cracha un torrent de lave en direction de la bête monstrueuse. Celle-ci poussa un cri étouffé de douleur, sans ouvrir la gueule néanmoins ; d’un prodigieux coup de queue, elle envoya valser l’agaçant petit dragon et le soleil qui le chevauchait. Et poussa un nouveau cri de souffrance : au-dessous, Clémentus avait planté ses petites griffes aiguisées dans sa patte avant, pile sur un nerf dépourvu d’écailles par le plus grand des hasard. Furieux, Padebra baissa sa tête de reptile pour examiner le chaton - et probablement le réduire en bouillie. Mais ce fut Louig, campé devant lui, que rencontrèrent ses yeux.

« Ami dragon ! s’exclama-t-il d’une voix puissante. Vous êtes si magnifique ! Sans mentir, si votre rugissement se rapporte à votre écaillage, vous êtes la bombasse des bordels de cette ville ! »

Derrière Padebra, Olvin et Felouis qui récupéraient de leur chute écarquillaient les yeux, ébahis par le monceau de bêtises qu’ils venaient d’entendre. Cela semblait cependant plaire au dragon, qui se mit à se trémousser d’une patte sur l’autre en grinçant des dents - et en écrasant un bon nombre de gardiens au passage. Clémentus renchérit alors d’un « meow ! » fulgurant, et Padebra n’y tint plus : il poussa un rugissement surpuissant qui envoya voler arbres, pierres, créatures, compagnons - et sphère d’esprit - dans tous les sens. S’apercevant de son erreur, il déploya ses ailes pour la rattraper ; mais déjà, un oiseau massif aux plumes bleues invoqué par Bleubête s’emparait de la sphère et s’envolait au loin.

Stupéfait et vexé de s’être fait avoir aussi bêtement, Padebra poussa un nouveau cri et tourna deux yeux flamboyant vers Louig. En trois pas, il fut sur lui et seul un “sproutch” humide aurait indiqué que le glaceux venait de se faire écraser sans pitié, si une machine massive ne s’était pas interposé au dernier moment, une machine qui faisait des bip! et des bop! et sur laquelle des voyants lumineux totalement inutiles s’allumaient à intervalles réguliers. Clémentus le chaton ronronnait sur son épaule de métal.

« J’ai fabriqué ça avec un peu de ferraille qui traînait, miaula-t-il. Fuis, Louig !

- Je savais que t’étais bon pour travailler en mode rush, mais à ce point ! s’exclama Louig en filant sans demander son reste.

- Suivez-moi ! s’exclama Bleubête. La sphère est hors de portée pour l’instant mais si Padebra blesse vos esprits, qui sait ce qui pourra se passer ! »

Subitement effarés à l’idée de se réveiller à l’état de légumes, les quatre compagnons se mirent à courir à toutes jambes (ou toutes pattes), Padebra sur leurs talons. Mais ils ne couraient pas assez vite, ils allaient se faire rattraper, quand…

« Hé oh ! cria la voix de Wajanatrabu. Vous avez pas payé la chambre ! »

Clémentus s’éveilla en clignant des yeux, déboussolé, et avec la furieuse envie de se lécher l’anus. Autour de lui, tous ses compagnons grommelaient sur leur séant, comme tirés d’un profond sommeil. Bleubête fixa le tavernier qui les regardait en fronçant les sourcils d’un air ébahi.

« Vous ne savez donc pas que c’est très dangereux de réveiller une maîtresse d’esprit en pleine communion et…

- Tout ce que je sais, c’est que vous avez pas payé la chambre…

- DOUDOUUUU ! s’exclama une voix féminine derrière lui.

- J’arrive doudounette ! Bon, ma femme m’appelle donc vous vous en tirez bien… mais la prochaine fois, panpan culcul ! »

« Faudra qu’on batte un de ces foutus dragons un jour, dit néanmoins Felouis en fronçant les sourcils.

- Un jour », répondit Louig d’un ton apaisant.

Et bizarrement, cette fois, personne ne le crut.