Chapitre 7
Jan 01, 2015
Eléu, Rathure, Agalime et Guipsy arrivèrent en vue de l’auberge au matin, après une nuit entière de marche épuisante dans le noir presque complet. Heureusement que Rathure avait étendu sa vision nocturne pour en faire profiter ses compagnons, sinon Eléu était sûre qu’elle ne serait pas arrivée au bout de cette marche forcée. Quand la lumière du jour commença à poindre à l’horizon, elle trébuchait sur la moindre racine et ses paupières papillotaient sans contrôle. Agalime la soutenait gentiment, et malgré les petites décharges électriques que son contact provoquait, Eléu était heureuse d’avoir un support et quelqu’un qui se souciait d’elle. Rathure ouvrait la marche avec Beeth, sans paraître le moins du monde touché par la fatigue. Eléu s’en était étonnée auprès de Agalime.
« Comment fait-il ? Il ne ressent pas la fatigue ?
- Tu sais, Rathure est une créature de la nuit. C’est d’elle que provient tous ses pouvoirs. Tu verras quand arrivera le matin : il sera dans un état encore plus loqueteux que toi et moi. »
Ses dires s’étaient avérés quelques minutes plus tard, quand le ciel était passé de la sombre grisaille de l’aube au bleu rosé d’une matinée. Rathure avait commencé à ralentir le rythme, puis à trébucher, et Beeth gémissait sans cesse. Derrière eux, Guipsy ne disait pas grand chose, mais on le sentait également à bout.
Fort heureusement, ils atteignirent l’auberge moins d’une heure après le lever du soleil, à leur grand soulagement à tous. Ils pénétrèrent dans la cour de l’auberge, et Eléu écarquilla les yeux de saisissement. L’auberge était un immense bâtiment tout en bois , bien plus haute qu’elle ne s’en était douté : « l’auberge du vin jaune trouble » comme disait un écriteau accroché au dessus de la porte et qui se balançait doucement dans l’air frais du matin. La cour était vide et silencieuse, mais on entendait des petits hennissements et des bruits de chevaux qui s’ébrouent dans l’écurie qui jouxtait le bâtiment principal. Sans plus de cérémonie, Rathure poussa la porte d’entrée, suivi de près par ses compagnons épuisés.
L’intérieur était chaud et accueillant : des dizaines de petites tables en bois étaient éparpillées dans la salle dans une sorte de soigneux chaos, et une cheminée brûlait joyeusement malgré l’heure matinale ; un escalier en bois grimpait jusqu’à l’étage où devaient se trouver les chambres. L’endroit était presque entièrement vide. Un homme encapuchonné à l’allure louche se tenait assis à une table au fond de la salle, dos contre le mur, sans qu’il soit possible de dire s’il dormait où s’il observait les nouveaux venus. Derrière le comptoir, un jeune homme aux cheveux noirs lavait un verre avec un chiffon sale, les yeux posés sur eux, le visage impénétrable. Sans se laisser démonter, Rathure parcourut la distance qui le séparait du bar en trois grandes enjambées et s’y accouda.
« Holà tavernier ! Lança-t-il d’une voix forte.
- Bonjour… répondit l’homme sans cesser de nettoyer son verre.
- Mes compagnons et moi-même avons faim, soif et sommes épuisés. Est-ce que cette auberge a de quoi régler nos problèmes ?
- Bien sûr, si vous avez de quoi payer… C’est trois pièces de bronze le repas, une la bière et une pièce d’argent par tête pour le coucher… »
Sans un mot, Rathure se tourna vers Agalime d’un air solennel. Agalime leva les yeux au ciel, sortit sa bourse et jeta quelques pièces sur la table.
« Merci Agalime, fit Rathure, je savais qu’on pouvait compter sur toi !
- C’est cela, gros radin.
- Le compte y est… fit le tavernier. Asseyez-vous, je vais vous préparer votre repas…
- Pourquoi il parle comme ça ? Demanda Eléu à Agalime tandis qu’ils allaient s’asseoir à une table.
- Comment comme ça ?
- Ben on dirait qu’il met de la suspension à la fin de chacune de ses phrases…
- Ah oui comme ça ! Aucune idée… Mais apparemment c’est contagieux. »
Eléu sourit, et se tourna vers Rathure et Guipsy : à sa grande surprise, elle se rendit compte que Rathure dormait à même la table, le visage tordu de manière improbable. Guipsy, lui, dodelinait de la tête, mais semblait toujours un peu réveillé. Le tavernier revint très vite, et posa sur la table quatre boîtes jaunes qui sentaient très fort.
« Quatre graik, quatre ! …
- C’est quoi ça, un graik ? Demanda Eléu en reniflant sa boîte d’un air suspicieux.
- C’est excellent après une nuit fatigante…, répondit le tavernier en lui ouvrant la boîte afin de lui présenter un plat constitué de pain, de pomme de terre, de viande d’origine inconnue, ainsi que d’une montagne de sauce.
- Tavernier, demanda Guipsy tandis que ses compagnon s’attaquaient au graik à pleines dents, quel est votre nom ?
- Je m’appelle Wajanatrabu…
- Pardon ?
- Wajanatrabu… Un problème ?
- Non non, absolument rien. Dites-moi, Wajanatrabu, auriez-vous des vivres et des chevaux à nous vendre ? Nous nous apprêtons à entreprendre un long voyage vers le sud et nous avons perdu nos montures en route.
- Vous voulez vous rendre au domaine de la Foudre ?
- Peut être bien, intervint Agalime, alertée par le ton surpris de Wajanatrabu. Pourquoi ?
- D’après mes informations, Zekele serait assiégée depuis hier par une créature monstrueuse… On peut même entendre ses cris d’ici…
- Non, vous voulez dire que… »
Le hurlement que Eléu commençait à bien connaître retentit alors, étouffé, comme s’il venait de très loin : « Bamboléoooooooooooooooooooo… ». A cette distance, ce cri n’avait aucun pouvoir mais Agalime frissonna malgré tout.
« Doux jésus, murmura-t-elle, il a envoyé nos Némésis à chacun de nous…
- Qui est jésus ? Demanda Eléu, intriguée.
- Mon dauphin en peluche.
- Ah !
- Qu’est-ce que tu veux dire par Némésis, Agalime ? Intervint Guipsy.
- Cavator a envoyé ses sept généraux les plus puissants pour vaincre chacun de nos domaines, en assignant à chacun d’entre eux celui qu’il serait le plus susceptible de vaincre !
- Tu veux dire que…
- Oui ! A cette heure là, chacun des domaines est peut-être déjà tombé ! » Agalime se tourna vers Wajanatrabu, un éclair de colère dans les yeux. « Avez-vous des chevaux ?
- Eh bien… Oui j’en ai… Mais je ne les vend pas à moins de cinquante pièces d’or par tête…
- Nous vous achetons vos quatre meilleurs et nous partons sur-le-champ !
- J’ai une question, intervint Rathure en levant le nez du graik qu’il dévorait avec appétit. Qui va payer ?
- On se cotise, répondit Agalime en lui jetant un regard assassin.
- Moi je propose de vendre Eléu et toi contre des chevaux, on en obtiendra bien quatre avec vous deux.
- Aussi étrange que cela puisse paraître, cette idée ne m’emballe pas des masses.
- Sinon, on mise Eléu au poker pour gagner de l’argent ?
- Et si on la perd, grosse banane, on fait quoi ?
- On te mise toi pour la récupérer.
- Rathure, tu es vraiment un sale…
- Calme toi Agalime, intervint Guipsy en lui posant la main sur l’épaule. Nous sommes tous épuisés. Nous avons besoin d’une bonne journée de sommeil. Nous nous cotiserons pour les chevaux ce soir d’accord ? Ce n’est pas en arrivant au domaine de la Foudre épuisés que nous pourrons faire quelque chose pour aider à vaincre Bamboléo.
- Che gonfirme », renchérit Rathure, la bouche pleine de graik.
Eléu pensa tout d’abord que Agalime allait protester. Mais, après avoir jeté un regard noir aux deux garçons, elle croisa les bras et s’adossa à sa chaise, les lèvres pincées. Des étincelles d’électricité crépitaient dans ses cheveux. Eléu déglutit, mais Agalime semblait contrôler son agacement.
« Très bien, soupira-t-elle. Mangeons, buvons et dormons jusqu’à ce soir. Mais dès que la nuit commencera à tomber, nous partirons.
- Bon choix », acquiesça Guipsy tandis que Rathure engloutissait sa chope de bière en trois grandes gorgées.
Ainsi donc, ils mangèrent, burent – surtout Rathure – et montèrent se coucher, Agalime et Eléu dans une chambre, Guipsy et Rathure dans une autre. Eléu eut à peine le temps de songer que le lit avait l’air d’être infesté de punaises : à peine avait-elle posé sa tête contre l’oreiller qu’elle dormait déjà d’un sommeil profond et sans rêves.
Le soir venu, Agalime la secoua gentiment.
« Réveille-toi Eléu. Il est temps de partir.
- Guh », répondit Eléu.
Elles firent une rapide toilette et sortirent de leur chambre. La salle principale était aussi vide qu’elle l’avait été au matin : il n’y avait que deux hommes, le même encapuchonné que ce matin, et Guipsy qui buvait tranquillement une tisane assis une table. Agalime et Eléu s’approchèrent en baillant et s’assirent en sa compagnie.
« Où est Rathure ? demanda Agalime en se servant un peu de tisane.
- Il dort toujours, répondit Guipsy avec un soupir.
- Je m’en charge. »
Agalime se releva, monta les marches quatre à quatre, l’air décidé, devant les regards vaguement intrigués de Eléu, Guipsy et du tavernier Wajanatrub, et disparut dans la chambre où dormait Rathure. Il y eut soudain un hurlement, suivi d’un aboiement sonore et d’un gémissement apeuré ; puis Rathure apparut, l’air grognon, portant dans ses bras une Beeth à l’air terrorisée. Derrière lui, Agalime referma la porte, souriante, telle une nymphe uniquement faite de joie, de douceur et d’innocence – et preuve vivante que les apparences peuvent être parfois trompeuses.
Alors qu’ils s’engageaient dans les escaliers pour rejoindre Eléu et Guipsy, un mouvement soudain attira l’œil vif de Agalime : une dizaine d’hommes apparurent de nulle part un peu partout dans la salle. Guipsy et Eléu sautèrent sur leurs pieds, tandis que Rathure et Agalime sortaient leurs armes en un mouvement vif. Alors que la bataille semblait prête à éclater, l’homme encapuchonné se leva, retira sa capuche, et leur adressa un grand sourire.
« Parfait, vraiment parfait, dit-il d’une voix suave. Ne les abîmez pas ! Ser Nekolas les veut vivants… »
Et, sur un de ses gestes, les dix hommes bondirent, armes en avant.