Chapitre 5
Dec 16, 2014
Olvin réagit au quart de tour face à la menace : au moment où le dragon de feu s’apprêtait à le toucher, ses doigts se crispèrent presque instinctivement, et une violente trombe d’eau jaillit soudain de ses paumes, frappants les flammes de plein fouet ; toute lumière disparut, et la clairière se retrouva plongée dans un noir opaque. Prudemment, Olvin se redressa et fit ruisseler des pores de sa peau une eau pure qui le recouvrit comme une armure.
« Eléu ? » Appela-t-il dans le noir.
Pas de réponse. Il poussa un juron : il avait été joué. Son agresseur n’avait absolument pas escompté le vaincre avec une attaque aussi basique. Il voulait simplement détourner son attention et le forcer à supprimer toute lumière afin de pouvoir enlever Eléu à son aide dans l’intervalle. Heureusement, Olvin n’était pas seul.
« Rathure ! Il y a un braisier dans le coin.
- Je m’en charge », lui répondit la voix froide et concentrée de son cousin.
Beeth jappa. Olvin ne distinguait absolument rien, mais il sentit quelque chose de très léger passer devant lui, comme une feuille qui aurait glissé au sol. La nuit était l’élément de Rathure, et il était parti en chasse. Agacé de se sentir aveugle et inutile, Olvin se baissa en maugréant pour ramasser à tâtons les bouts de bois à moitié calcinés. Évidemment, ils étaient trempés. Maugréant dans sa barbe dégradée, Olvin leva l’auriculaire droit et l’humidité des branches ruissela à terre. Bon, le bois n’était plus humide, mais du diable s’il savait comment faire un feu ! Dépité, il s’assit sur la mousse. Un bruit retentit soudain, comme si quelqu’un trébuchait non loin, suivi d’un léger soupir. Olvin tendit l’oreille, puis repensa alors au bruit de tout à l’heure, le claquement contre le tonneau, et sourit. Ainsi, il était là depuis le début. Il s’installa confortablement et prit son mal en patience. Après tout, Rathure était dans son élément.
Eléu n’avait pas très bien suivi l’enchaînement des événements ; tout allait bien trop vite pour elle. Mais si elle avait bien compris une chose, c’était qu’elle en avait marre. Marre d’être trimballée de gauche à droite comme un colis précieux qui n’a pas son mot à dire, et d’être enlevée trois fois par jours. Il lui semblait que cela faisait des semaines qu’elle avait quitté sa chère cuisine, mais non : cela remontait à hier matin. Pas même vingt-quatre heures de course, de folie et de kidnapping en tous sens.
Actuellement, elle était jetée en travers de l’épaule de son ravisseur, à la manière d’un sac à patate, hébétée, et elle tressautait au rythme du pas pressés de l’homme qui la portait. Celui-ci semblait ne pas très bien voir dans le noir : à intervalles réguliers, une petite flammèche apparaissait devant lui – et donc derrière Eléu – pour lui révéler plus ou moins le chemin à suivre à travers les arbres. Eléu se prit à espérer que Rathure ou Olvin sauraient voir cette lueur et venir la sauver. Pour une raison qu’elle ignorait, elle avait très envie de revenir entre les mains du duo de cousins.
Soudain, l’homme trébucha sur quelque chose et tomba à terre, envoyant Eléu rouler sur le sol, les fesses douloureuses. Elle l’entendit pousser un juron sonore et grogner en se relevant.
« Mais qu’est-ce que… », commença-t-il.
Une gerbe de flamme explosa soudain dans la nuit, éclairant subitement les alentours d’une lumière orangée et changeante. Lorsqu’elle se redresse, Eléu prit conscience avec stupéfaction que son ravisseur crachait des flammes qui restaient ensuite suspendues dans l’air, brûlant sans support apparent. Les yeux de l’homme flamboyaient d’une lueur rouge qui n’était pas uniquement due à la lueur du feu qu’il éructait sans discontinuité : son visage avait quelque chose de pointu dans la manière dont s’arquaient son nez, ses pommettes et ses dents qui effraya Eléu. Le feu dansant devant lui lui conférait un air démoniaque. Sa cape noire ornée de motifs rouge sombre flottait derrière lui, accrochée sur une tunique de ce même rouge. A sa hanche, Eléu aperçut une longue épée entourée d’une légère aura orangée. Cette apparition la laissa sans voix, et elle resta à genoux sur le sol moussu, immobile.
L’homme cessa de cracher des flammes et regarda au sol, à l’endroit où il avait trébuché : une vague forme noire s’y trouvait avachie, quelque chose qui ressemblait irrésistiblement à une serpillière. Il fronça les sourcils.
« Rathure ! Cria-t-il à l’intention des arbres recouverts d’ombres et de la lumière vacillante des flammes qui les entouraient de toute part. Je sais que tu es là ! Viens, je t’attends ! Tu ne vas quand même pas laisser ta ridicule serpillière se battre à ta place ?
- Troisième remarque », retentit alors la voix basse et menaçante de Rathure qui semblait venir de partout à la fois.
Une forme sombre vola dans les airs, rapide comme une flèche, et se planta au sol avec un bruit sec, juste devant les pieds de l’homme aux flammes : juste sur son ombre qui vacillait. Ce dernier s’immobilisa soudain, les yeux écarquillés. Des veines se mirent à saillir de son cou, témoins de l’effort qu’il accomplissait pour bouger ; mais pas un de ses muscles ne tressaillit.
« Enfoiré ! Grogna l’homme en articulant difficilement. Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Rathure apparut alors, juste à côté de Eléu, sans un bruit. Ses yeux étaient braqués sur son adversaire, et une expression de sombre satisfaction dénuée de sourire avait envahi son visage. Eléu se tourna vers lui, le cœur battant. Quel style !
« Ça fait un bail, Felouis, fit Rathure d’une voix tranquille. Tu as dû oublier que quand on se bat contre un manipulateur de l’ombre… il vaut mieux protéger son ombre. »
Felouis poussa un juron abominable, et, soudain, toutes les flammes disparurent, plongeant la scène dans le noir complet. Eléu se retrouva aveugle et, effrayée, se recroquevilla sur elle-même.
« Tu peux effacer ton ombre si tu le souhaites, dit Rathure d’une voix où perçait une joie malsaine, mais ça ne te sauvera pas. Personne ne peut me vaincre dans le noir complet. »
Un jappement retentit soudain, suivit du bruit d’une échauffourée. Commença alors pour Eléu un spectacle de son et lumière aussi effrayant que fascinant : elle entendait des bruissements de feuilles et des bruits de coups, et apercevait parfois l’éclat d’une flamme, mais tout cela demeurait très fugace. Elle aurait bien été incapable de dire qui l’emportait.
Soudain, une lumière orange d’une brillance incomparable illumina les alentours presque comme en plein jour : Felouis venait de dégainer son épée de feu, et faisait face à Rathure qui tenait un long poignard aux reflets dorés dans chaque main.
« Il est temps de régler ça d’homme à homme, sans artifice, siffla Felouis, son regard flamboyant plongé dans celui impénétrable de Rathure.
- Je suis bien d’accord », répondit Rathure sans se démonter.
Les deux hommes s’observèrent un instant en chien de faïence. Puis, soudain, ils poussèrent tous deux un cri et se jetèrent l’un sur l’autre…
« IL SUFFIT ! »
La végétation autour d’eux sembla tout à coup devenir folle : racines et plantes poussèrent brusquement et s’enroulèrent autour de leurs chevilles et de leurs tailles, fermement serrées, les immobilisant sur place, puis, avant qu’ils puissent se servir de leurs armes pour se libérer, enserrèrent leurs épaules et leurs bras, les privant de tout mouvement. Tous deux tournèrent vivement la tête dans la direction d’où provenait la voix, et restèrent bouche bée.
L’injonction provenait d’un jeune homme de taille moyenne aux cheveux bruns, l’air calme, qui les fixait à quelques mètres de là, debout entre deux arbres. Il portait une tunique verte et un pantalon marron dont la simplicité ne pouvaient cependant émousser la sensation de pouvoir tranquille qui émanait de lui. Autour de lui, cinq dryades portaient des lampes en verre et en bois stylisés, au sein desquelles voletaient un essaim de lucioles et qui répandaient une douce lumière jaunâtre alentours. Chacune d’entre elle était d’une beauté époustouflante : leurs longues chevelures vert forêt tombaient en une épaisse cascade autour de leurs visages aux traits d’anges. Chacune d’entre elle était fort peu vêtue : un entrelacs de feuille soigneusement agencé prenait bien soin de cacher certains éléments de leur anatomie tout en montrant tout le reste. Ainsi, on ne pouvait rien ignorer de la courbe de leurs seins délicatement galbés, ni de leurs longues et superbes jambes ou de leurs hanches voluptueuses. Toutes arboraient une peau vert pâle et de petites fleurs colorées piquées dans leurs cheveux - ainsi qu’un volumineux arc placé dans leur dos - et toutes se tenaient autour du jeune homme comme si elles étaient ses servantes - ou ses gardiennes.
Si le but de la mise en scène était de déstabiliser les deux combattants, cela fonctionna à la perfection. Tous deux se figèrent, laissant bien malgré eux leurs regards lubriques glisser sur les formes ainsi étalées devant eux ; mais Felouis reprit contenance bien plus vite que son homologue.
« Voyons, Clémentus, tu sais bien que tes petites plantes chéries ne pourront jamais m’entraver », fit-il d’un ton narquois.
Et, comme pour illustrer ses propos, des flammes dévorèrent soudain les plantes qui le retenaient ; en un instant, il n’en restait plus que des cendres, et Felouis était libre de ses mouvements. Pourtant, Clémentus se contenta de sourire.
« Je sais bien que je n’ai aucune chance de te garder prisonnier avec mon élément… mais prendras-tu le risque de brûler l’élue pour parvenir à tes fins ? Ou partiras-tu sans elle ? J’en doute.
- Que… malédiction ! » s’exclama Felouis en se tournant vers Eléu.
La pauvre Eléu était en effet recouverte de plantes qui la maintenait solidement fixée au sol, et roulait des yeux de frayeur. Il était illusoire d’espérer pouvoir brûler ces plantes sans grièvement la blesser, et c’était sans doute là la dernière chose que voulait Felouis.
« C’est bon, grogna-t-il en rangeant son épée et en levant les paumes devant son visage en signe de reddition, tu as gagné. Que veux-tu de nous ?
- Avant toute chose, commença Clémentus, il faut que je DEVIENNE LE PROTOZOAIRE DU PARTI NUMISMATIQUE ! »
Felouis et Eléu le regardèrent avec des yeux ronds ; même Rathure s’arracha à la contemplation béate des formes avantageuses des dryades pour jeter à Clémentus un regard surpris. Seules ces dernières ne semblaient absolument pas déconcertées par le comportement étrange de leur compagnon. Elles gardaient un visage et une attitude impassibles, les lampes brandies devant elles, leurs yeux en amande couleur fauve embrassant les alentours d’une surveillance attentive. L’une d’elle passa néanmoins une main caressante dans les cheveux du jeune homme, comme si elle l’enjoignait de vaincre quelque chose.
« Merci Idyce, fit-il apparemment calmé. Je disais donc, reprit Clémentus comme s’il ne s’était rien passé, que nous devons aller chercher quelques éléments, et en dévoiler quelques autres…
- Dévoiler ?
- CHOCOLASTONE ! » jeta Clémentus d’une voix puissante qui fit frémir les feuilles autour de lui.
Un bref miroitement violet tordit l’air à quelques pas d’Eléu, et, soudain, un nouvel homme apparut, l’air un peu confus - Felouis et Rathure sursautèrent en le voyant apparaître. Eléu se tourna vers lui, les yeux écarquillés. Mais combien donc étaient-ils à lui tourner autour ? S’ils commençaient à être invisibles à présent !
« Bonsoir Guipsy, fit Clémentus avec un grand sourire. Je sais que tu préfères écouter les conversations sans y participer, mais j’ai l’impression que nous allons avoir besoin de ton avis cette fois.
- Comment savais-tu que j’étais là ? demanda Guipsy qui avait l’air un peu agacé.
- Rien de ce qu’il se passe dans la forêt ne peut m’échapper. A moins de léviter, les plantes que tu foules m’indiquent qu’il se trouve là quelque chose d’invisible, et il n’était pas très difficile de deviner de qui il s’agissait. »
Guipsy inclina la tête, reconnaissant sa défaite de bonne grâce. Il avait une tête ronde et un peu joufflue qui lui conféraient un air foncièrement gentil, malgré la gemme rouge sur son front qui scintillait étrangement. Il était vêtu d’une fine armure, forgée dans un métal noir et violet sombre et incrustée de pierres blanches, qui protégeait son corps sans entraver ses mouvements pour autant - un travail de maître forgeron qu’Eléu ne put s’empêcher d’admirer.
« Je suis impressionné, commenta Guipsy. Personne ne m’avait remarqué, depuis le temps que je suis Eléu.
- Si, moi je t’avais vu, quand tu… mazette, quelles jolies plantes ! »
Olvin pénétra dans la lumière d’un pas tranquille et assuré, comme s’il était tout à faire normal d’y trouver deux personnes entravées par des plantes, un homme qui apparaissait de nulle par et des dryades à moitié nues. Ce dernier point semblait lui plaire particulièrement, puisqu’il lançait aux belles nymphes des sourires et des regards charmeurs - leur absence de réaction ne semblait pas le contrarier le moins du monde. Il s’avança donc au milieu de la scène dans le silence qui flottait, adressa un sourire rassurant à Eléu et serra la main à Guipsy sans plus de cérémonie.
« Salut vieil ami ! J’étais sûr d’avoir senti quelque chose d’invisible qui rôdait dans notre camp tout à l’heure. Tu aurais au moins pu dire bonjour.
- Vu la fréquence à laquelle la pauvre Eléu se faisait enlever, j’ai préféré rester invisible pour la suivre et la protéger en cas de besoin.
- C’est très chevaleresque de ta part ! » Olvin se tourna ensuite vers le reste des protagonistes.« Et ravis de vous voir Felouis et Clémentus. J’ai beaucoup apprécié ton accueil chaleureux, Felouis.
- C’était un plaisir, répondit l’autre avec un sourire mauvais.
- Et Clémentus, pourrais-tu éventuellement laisser mon cousin et notre pauvre élue respirer un peu ? »
Clémentus ne répondit pas, mais les racines et les plantes refluèrent malgré tout pour laisser les deux entravés libres de leurs mouvements. Sitôt que Rathure fut libéré, une forme noire jaillit des ombres en aboyant et se jeta sur lui, gémissant de bonheur. Rathure tapota la tête de sa serpillière en murmurant “Tout va bien, Beeth, ne t’en fais pas”, et autres paroles de réconforts. Eléu songea qu’elle aussi aurait bien aimé être réconfortée. Puis Beeth bondit de nouveau, cette fois sur Guipsy qu’elle arrosa d’une bave affectueuse - ce dernier semblait hériter entre le rire et le dégoût. De loin, Rathure lui adressa un signe complice.
« Eh bien, dit Felouis, très visiblement agacé de se retrouver pieds et poings liés non loin de ses ennemis, pourquoi nous as-tu réunis ? Tout en sachant pertinemment que certains d’entre nous se détestent ici ?
- Nous ne sommes pas encore tout à fait réunis. Les autres ne devraient pas tarder à arriver. » Une des dryades se pencha vers Clémentus pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille, bougeant le moins possible ses lèvres pulpeuses. Il sourit.
« Merci Samata. Ils arrivent.
- Mais pourquoi toute cette mascarade à la fin ?!
- Parce qu’en cet instant même, pendant que nous nous chamaillons pour être le premier à ramener l’élue et que nous discutons tranquillement, nos guildes respectives sont mises à feu et à sang, et le monde court à sa perte.