Chapitre 4

Dec 10, 2014

Quand Eléu reprit conscience, la nuit était tombée. Elle ouvrit lentement les yeux, l’esprit un peu embrouillé par son absence, et regarda prudemment autour d’elle. Elle se trouvait dans la forêt, assise le dos à un arbre, attachée par de fines cordelettes. Non loin devant elle, un feu brûlait joyeusement, dégageant une chaleur bienfaisante. En baissant la tête, elle s’aperçut que la serpillière enchantée était allongée sur ses jambes et semblait dormir. En la détaillant du regard, Eléu nota les longs poils sales de l’objet magique qui cachaient à peu près tout ce qui pouvait se trouver en dessous. La serpillière dut sentir son regard, car elle dressa subitement sa « tête » vers elle, puis se mit à couiner comme un chien. Eléu eut un mouvement de recul.

« Du calme, Beeth », fit une voix.

Eléu sursauta tandis que la serpillière reculait avec un petit gémissement et sautait à bas des ses jambes. La voix provenait d’un homme assis devant le feu, probablement son ravisseur, et qu’elle n’avait tout d’abord pas vu tant il se fondait dans la nuit. Il se leva. Il était vêtu entièrement de noir des pieds à la tête : lourdes bottes noires aux attaches dorées, haut noir, cape noire, et capuchon noir rabattu sur sa tête. Le bout de son nez seul dépassait des ombres de son visage. Il était très grand. Arrivé devant elle, il la surplomba de toute sa hauteur et, d’un geste vif de la main, retira son capuchon, libérant une masse de boucles noires et des yeux perçants. Eléu le regarda sans mot dire, muette, tandis que la serpillière lui sautait dessus en aboyant chaleureusement.

« Du calme, Beeth, répéta-t-il en se baissant pour flatter doucement sa tête, où qu’elle pût se trouver.

- Vous…, balbutia Eléu. Vous avez vraiment appelé votre serpillière enchantée « Beeth » ?

- Pourquoi non ? Fit-il en la regardant d’un œil pénétrant. C’était le nom de ma chienne bien-aimée. Quand elle est morte, un de mes amis a réussi l’exploit de transférer son esprit dans cette serpillière. Aujourd’hui, elle ne me quitte plus, et elle porte toujours le même nom.

- Ce… c’est une belle histoire, fit bravement Eléu.

- Merci. Et depuis, elle a gagné quelques pouvoirs utiles. Comme de pouvoir endormir les gens en leur léchant le visage. »

Ah, songea Eléu, c’était donc ça la chose humide qui l’avait touchée avant qu’elle ne perde conscience. Un instant, elle avait cru… Quoique, ne put-elle s’empêcher de penser en souriant, c’était bien une Beeth qui lui avait touché le visage après tout.

« Pourquoi souris-tu ? S’enquit l’étranger, curieux.

- Pour rien du tout, c’est nerveux. Qu’est-ce que vous me voulez ? Pourquoi m’avoir enlevée et attachée ici ? Laissez-moi partir !

- Femme, tonna brusquement l’homme, il suffit ! »

Subjuguée, Eléu n’eut d’autre choix que de se taire.

« Mon nom est Rathure, continua son ravisseur comme s’il ne s’était rien passé. Je suis un membre de la guilde de l’ombre et de la nuit, et je suis venu te chercher pour que tu puisses sauver le monde.

- Que je… quoi ?! S’écria Eléu, estomaquée, tirant sur ses liens pour se détacher.

- Du calme. Je ne suis pas ton ennemi. Je voulais juste te soustraire aux mains des incompétents qui étaient avec toi, et j’avais une énorme flemme de t’expliquer la situation pour te convaincre de venir avec moi. Par conséquent, j’ai préféré t’enlever.

- Louig est un incompétent ?

- Je le connais bien, marmonna Rathure en grinçant des dents, et crois-moi, on ne peut pas lui faire confiance.

- Mais il avait l’air plutôt gentil, tenta de protester Eléu.

- Femme, il suffit !

- Vous savez, vous ne pouvez pas me dire ça à chaque fois que vous n’avez pas envie de répondre, fit remarquer Eléu, un peu agacée.

- Elle a raison, cousin. »

Eléu sursauta, tandis que Rathure se tournait vers la provenance de la voix, une expression agacée sur le visage. Un homme se tenait près du feu, souriant, la lueur des flammes soulignant la blondeur de ses boucles, une barbe courte et curieusement dégradée couvrant son menton. Il était vêtu élégamment, d’une chemise blanche et d’une longue tunique bleu ciel filée d’or qui n’aurait pas déparé sur un riche noble, ainsi que d’un pantalon noir serré et de bottes de la même couleur. A ses pieds se trouvait un petit tonneau qui lui arrivait aux genoux. Apparemment, il se tenait là depuis quelques minutes, et écoutait leur conversation.

« Tu en as mis du temps, cousin, fit Rathure en s’avançant vers lui.

- Si tu crois que c’est facile de dénicher de la bière dans ce trou paumé. Heureusement, les paysans d’à côté ont été ravis que j’hydrate leurs champs et ils m’ont offert cela en remerciement. »

Rathure ne l’écoutait déjà plus. D’un geste vif et pressé, il sortit une dague aux reflets dorés de sa cape, et fracassa le dessus du tonneau, créant un trou de bonne taille ; puis, il versa un peu de bière par terre pour former une petite flaque sur laquelle Beeth se précipita, et se mit à boire goulûment le reste sans plus de manière. Le nouveau venu se désintéressa des buveurs pour s’approcher d’Eléu.

« Par le grand Lamantin ! S’exclama-t-il en s’accroupissant devant elle, je n’aurais jamais pensé que l’élu était une femme !

- Est-ce que quelqu’un, répondit Eléu d’un ton malheureux, pourra m’expliquer un jour ce qu’est cette histoire d’élu ?

- Je ne peux rien refuser aux jolies filles, voyons, fit-il avec un sourire qui la détendit un peu. Je me présente, je m’appelle Olvin. Et tu es ?

- Eléu.

- Ravi de te connaître. Excuse mon cousin, il a parfois des manières un peu brutes, surtout avec les femmes et surtout quand il n’a pas eu sa dose de bière…

- Comment ça ?

- Eh bien… un jour, quand il était plus jeune, Rathure a battu un grand mage à un tournoi de byerrepongue, un sport très apprécié chez la majorité des guildes. Ce mage a été vexé, et il l’a maudit. Désormais, Rathure est addict à la bière – et son chien aussi au passage – et doit en boire toutes les vingt-quatre heures sans quoi il commence à perdre le contrôle. Une terrible malédiction.

- Je vois, commenta Eléu sans préciser qu’elle trouvait cela plus ridicule qu’autre chose. Et moi dans tout ça ?

- Attends, je vais d’abord te libérer, nous serons mieux autour du feu pour parler. »

Là-dessus, Olvin sortit à son tour un petite dague et trancha ses liens sans aucune difficulté. Eléu se redressa en grimaçant et en massant ses poignets endoloris.

« Merci, dit-elle d’une voix misérable.

- Allons, il ne faut pas être triste comme ça ! Viens t’asseoir près du feu, nous allons parler. »

Eléu acquiesça et s’exécuta. A côté, Rathure avait fini de boire et s’était assis contre un arbre, l’air satisfait, sa serpillière allongée à ses pieds, après avoir éructé un énorme rot. Olvin s’assit en face d’elle de l’autre côté du feu, toujours souriant d’un air rassurant. Un petit bruit retentit soudain, comme si quelque chose claquait sur du bois, et le cousin de Rathure fronça les sourcils et jeta un regard alentours ; puis il reprit de nouveau son expression affable et se tourna vers Eléu.

« Alors, Eléu, que veux-tu savoir ?

- On m’a parlé des dragons qui se baladent dans notre monde quand ils s’ennuient et du grand dragon Cavator mais on ne m’a toujours pas dit ce que je venais faire là.

- Oh, tu en sais déjà pas mal. Et bien voilà. Jamais le dragon Cavator n’avait réussi à pénétrer dans notre monde. On savait qu’il existait, grâce aux Elémentaires qui sont à leur manière presque aussi puissants que les dragons et qui peuvent voir à travers les dimensions – enfin certains d’entre eux – mais nous avons toujours cru qu’il était trop puissant pour franchir la mince faille qui existe entre les univers, et qu’on ne lutterai jamais que contre ses sous-fifres. Apparemment, c’était une erreur, puisqu’on sait de source sûre qu’il foule notre sol, et qu’il est actuellement au niveau de la Taihash Elair, la grand chaîne de montagne dans le Nord. On ne sait pas ce qu’il y fait, mais nous avons bien l’intention de profiter de son absence pour mettre en place tout ce qu’il est possible de faire contre lui. Et c’est là que tu interviens.

- Moi ? Balbutia Eléu en se redressant à moitié, effarée. Mais qu’est-ce que je suis censée faire contre…

- Il y a eu une prophétie, coupa Olvin, soudain grave, une prophétie disant que seul un être disposant de tous les pouvoirs était capable de vaincre Cavator. Nous ignorions que cela était possible, mais l’Elémentaire d’esprit est formel, un tel être existe. Et… il semblerait qu’il s’agisse de toi. »

Le silence tomba sur le feu de camp, uniquement troublé par les crépitements des flammes et les légers ronflements de Beeth. Rathure semblait ailleurs : il regardait dans le vide, apparemment peu concerné par leur discussion. Eléu, elle, essayait d’assimiler ce qu’elle venait d’apprendre.

« Mais comment cela peut-il être moi ? Demanda-t-elle en essayant d’adopter un ton raisonnable. Je n’ai pas vos pouvoirs. Je ne suis qu’une simple mortelle qui travaillait dans les cuisines.

- Nous disposons de moyens pour découvrir les affinités des individus même s’ils n’ont pas été bénis. Et tu peux avoir toute l’affinité du monde, sans bénédiction de l’Elémentaire correspondant, tu resteras à jamais une simple mortelle. Mais les maîtres d’esprit ont sondé la population, t’ont trouvée, et t’ont marqué d’un sceau Elementaire. Pour toute personne bénie par les Elémentaire, tu luis comme un diamant. Il est donc aisé de te repérer.

- Comment ont-ils fait ça ?

- Crois-moi, ça leur a demandé beaucoup de puissance et de temps, et tous les meilleurs ont dû travailler en coopération pour réaliser cet exploit. Et nous, nous avons été envoyés pour partir à la recherche de la personne marquée et la ramener afin qu’elle puisse vaincre le dragon Cavator.

- Mais comment ? Et me ramener où ? Je n’ai aucun pouvoir, Olvin !

- C’est là toute la complexité de l’affaire, répondit Olvin sérieusement. D’après la prophétie, l’élu devra choisir un élément parmi tous ceux qui lui sont proposés afin de vaincre le dragon. Nul doute que la gloire tombera sur l’élément choisi de la sorte. Voilà pourquoi nous nous battons entre nous pour nous ramener auprès de notre Elémentaire.

- Et toi et Rathure, vous faites partie du même élément ?

- Non, moi je suis de la guilde de l’eau, et lui de l’ombre. Mais nous sommes cousins. Et dans la famille, on se serre les coudes. Il y a beaucoup d’inimités entre les différentes guildes, mais il y a des amitiés aussi. De toute manière, la trêve des traqueurs empêche que nous nous fassions une guerre ouverte. »

Eléu s’apprêtait à demander comment ils choisiraient auprès de quel Elémentaire ils l’amèneraient, quand soudain les yeux d’Olvin s’écarquillèrent. Elle eut à peine le temps de hausser les sourcils que, soudain, le feu de camp devant elle enfla brusquement et furieusement en une monstrueuse gerbe de flammes. Une grossière forme de dragon naquit dans les flammes montantes, un dragon flamboyant et effroyable qui fondit sur Olvin sans que quiconque ait le temps de songer à pousser un cri.