Chapitre 3
Dec 03, 2014
« Qu’est-ce que… », commença Eléu.
Mais elle se tut en posant le regard sur ses compagnons : tous deux se tordaient au sol, les mains sur les oreilles, les yeux écarquillés, l’air hagard. Le cri du dragon semblait avoir beaucoup plus d’effet sur eux qu’il ne l’avait sur Eléu, et celle-ci se mit à paniquer. Qu’était-elle censée faire contre une créature aussi monstrueuse, si ses sauveurs étaient impuissants de la sorte ?
Alors qu’elle se morfondait, terrorisée, en regardant le monumental dragon approcher, son cri toujours plus puissant, une voix l’interpella :
« Toi là ! Grimpe sur le lapin ! »
Eléu baissa la tête. C’était le lapin géant qu’ils avaient vus courir au loin, fuyant le dragon : ou plutôt, c’était l’homme juché à califourchon dessus, vêtu d’un manteau blanc qui se confondait avec la fourrure de l’animal. L’homme et sa monture fonçaient sur elle à toute allure, et le cavalier tendit la main vers elle. Sans trop y penser, Eléu attrapa la main tendue. Elle eut le temps de la trouver absolument glacée, avant que l’homme ne la tire en avant et la jette sur l’arrière-train du lapin, qui continua sa course à une vitesse folle. En jetant un regard en arrière, elle aperçut Agalime et Sebas, qui se tordaient toujours sur le sol.
« Pourquoi est-ce qu’ils sont comme ça ? Hurla-t-elle pour se faire entendre à travers le vent qui sifflait à leurs oreilles et le cri du dragon derrière eux.
- Electricité et air, ils sont plus sensibles au son que nous ! Répondit l’homme au lapin sans se retourner.
- On ne peut pas les laisser en pâture à ce monstre ! Il faut les sauver !
- Tu as de la chance que je sois quelqu’un de chaleureux. »
Le lapin bondit sur ses pattes, et, en un dérapage absolument contrôlé, il fit demi-tour, fonçant droit vers les deux corps immobiles. Droit sur le dragon, à présent tout proche.
« Prépare toi à l’attraper, hurla le cavalier. Il n’y aura pas de seconde chance. »
Eléu se concentra comme jamais elle ne s’était concentrée de sa vie, et quand le lapin passa entre les deux corps, elle se saisit d’Agalime à deux mains, la hissant tant bien que mal sur le dos de la monture – elle sentit une petite décharge d’électricité statique la parcourir au moment où elle toucha sa peau. De l’autre côté, l’homme en avait fait de même avec Sebas, et l’avait allongé juste derrière les oreilles du lapin.
« Allez Mr Lapineur, yah ! »
Comme s’il avait reçu un coup de fouet, le lapin géant fit de nouveau son bond et son dérapage contrôlé, et se remit à fuir le dragon. Hélas, il était à présent si proche qu’Eléu pouvait distinguer les poils de sa barbiche et ses terribles yeux dorés. Il les talonnait toujours, hurlant son terrible « BAMBOLEOOOOOOOOOO ». Du sang commençait à couler des oreilles de Agalime. Paniquée, Eléu s’agrippa aux épaules du cavalier.
« Il nous rattrape !
- Nous sommes trop lourds. Mr Lapineur ne peut pas distancer un dragon en portant une telle charge. Et puis il a de grandes oreilles, il doit beaucoup souffrir !
- Ce monstre n’a-t-il pas de faiblesse ?
- Oh si, le dragon Bamboléo adore le métal, surtout l’argent, et est par dessus tout fou de tikaires-torrent, un métal précieux qu’on trouve dans les fleuves, mais je n’ai rien de tout cela sous la main ! »
Au comble de la panique, Eléu plongea sa main dans la poche de sa tunique, et en sortit trois piécettes en bronze – sa paye de la semaine dernière. Elle se mordit les lèvres, consciente que c’était complètement stupide mais qu’ils n’avaient pas d’autre chances, et les jeta par-dessus l’arrière-train du lapin, droit sur les dragon qui les talonnait. Les piécettes tombèrent lamentablement au sol sans même un cliquètement, minuscules et presque invisibles dans l’herbe ; et pourtant, le dragon pila net, et se mit à fouiller le sol de son large museau, soudain silencieux.
« Bravo petite ! » Hurla le cavalier.
Et Mr Lapineur accéléra brusquement, laissant derrière lui l’immense dragon qui ratissait le sol en grommelant.
Le soir était tombé quand Mr Lapineur s’arrêta enfin, pattes tremblantes, oreilles frissonnantes, complètement épuisé. Ils étaient arrivés à l’orée d’une forêt. Complètement engourdie, Eléu se laissa tomber à bas du lapin, et fit quelques pas pour dégourdir ses jambes remplies de fourmis. Le cavalier, lui, prit le temps de murmurer quelque chose à sa monture, puis de lui caresser les oreilles et de lui offrir une énorme carotte : puis il prit les deux corps inconscients, et les allongea à terre, sur un tapis de mousse.
« Merci beaucoup, monsieur…
- Je m’appelle Louig. Et ne me remercie pas voyons, c’était un plaisir. »
Eléu put enfin le détailler vraiment. Elle remarqua tout d’abord que, quand il parlait, son souffle faisait une épaisse buée blanche, et que sa peau était d’une pâleur surprenante. Il était vêtu d’un long manteau d’un blanc bleuté et d’un capuchon couvert d’une épaisse fourrure blanche qui tombait sur son dos. Un fourreau pendait à sa ceinture, tout aussi blanc, et brillait pour l’instant de la lumière sanglante du soleil couchant. Sous ses cheveux courts, son visage était éclairé d’un sourire franc alors qu’il la dévisageait.
« Je suis Eléu, dit-elle pour briser le silence.
- Ah, c’est donc pour cela que tu es l’élue. Astucieux.
- Je vous demande pardon ?
- Oublie. La nuit ne va pas tarder, tu devrais allumer un feu. Personnellement, j’ai trop chaud sous mon manteau, mais vous autres mortels êtes frileux.
- Vous pouvez me prêter votre manteau alors, si vous avez trop chaud avec ?
- Certainement pas ! C’est une question de style. »
Eléu préféra ne pas discuter.
« Qu’est-ce qui se passe ici à la fin ? Ce matin même, j’étais dans ma cuisine à faire des sandwichs, tout allait bien, et puis soudain, le chef essaye de m’attaquer, un inconnu me fait voler un cheval royal, une femme apparaît devant mes yeux, puis un dragon nous attaque et nous voilà en train de fuir de nouveau sur un lapin géant ! Je ne comprends plus rien !
- Ah les femmes ! Soupira Louig d’une voix agacée. Toujours à poser des questions et à être hystériques et chiantes. »
Eléu se tut, vexée. Elle aurait aimé le rembarrer sèchement, mais probablement que cela n’aurait fait que le conforter dans son idée. Aussi se contenta-t-elle de la fusiller du regard.
« Voilà qui est mieux, commenta-t-il en s’asseyant contre le flanc de Mr Lapineur qui avait fermé les yeux. Alors, par où commencer ? Que sais-tu du monde dans lequel tu vis ?
- Eh bien, fit Eléu, un peu prise au dépourvu, nous sommes sur les terres de notre bon roi Niavra, qui gouverne l’ensemble du monde et de ses sujets et…
- Ok, donc ça, ce sont des bêtises. Tu n’es jamais sortie de ton château, je suppose ? »
Eléu secoua la tête à contrecoeur. « C’est bien ce que je pensais. Eh bien, pour faire simple, ce monde est séparé en deux camps. Le camps des gens normaux, des mortels, comme on dit, camp auquel tu appartiens, mené par leur roi Niavra ; et le camp des Elémentaires. Dans ce camp des élémentaires, il existe huit guildes différentes, chacune pour un élément. Moi, je fais partie de celle de la glace et du froid ; cette demoiselle, là bas, de celle de la foudre, et lui de la guilde de l’air et du vent – ce qui est d’ailleurs très étrange quand j’y pense. Mais reprenons. Tu as des questions déjà ?
- Euh…, balbutia timidement Eléu. Comment est-ce qu’on peut avoir des pouvoirs ?
- Il faut naître avec, et être béni par l’Elémentaire correspondant. Généralement, c’est génétique. Mes deux parents étaient des glaceux, et je suis moi-même un glaceux. J’ai été béni par l’Elémentaire de glace quand j’étais jeune, ce qui me donne quelques uns de ses pouvoirs et de ses attributs.
- C’est pour cela que vous êtes gelé ?
- Quelle perspicacité ! Rit Louig sans réelle méchanceté. C’est également pour cela que Agalime donne des décharges quand on la touche et que cet homme-mouton te mettra toujours des vents. »
Un grand silence lui répondit. Eléu le regardait, les yeux écarquillés.
« Non mais si, je t’assure que cette blague est super. Bon, reprenons. Il existe également une dimension parallèle à la nôtre, dans laquelle se trouvent les dragons. Ce sont des êtres très puissants, remplis de magie. Depuis l’aube des temps, ils essayent de déchirer la frontière invisible qui existe entre les deux mondes pour venir se balader dans le nôtre. Probablement quand ils s’ennuient. Enfin bon, nous, quand un dragon apparaît, on essaye de le stopper avant qu’il ne fasse trop de grabuge. Mais comme tu l’as vu, les dragons sont puissants contre certaines guildes, et moins contre d’autres : c’est pour ça que nous nous répartissons la tâche de chasseur de dragons, même si on ne se porte pas forcément les uns les autres dans nos cœurs. C’est ce qu’on appelle chez nous la trêve des traqueurs.
- Mais quel rapport avec moi ?
- J’y arrive. Récemment, les maîtres Elémentaires les plus puissants ont senti que quelque chose de monstrueux avait franchi la barrière. Celui qu’on pense être le maître des dragons, celui qui n’avait jamais réussi à passer dans notre monde à cause de sa trop grande puissance : le dragon Cavator. Personne ne pensait être capable de le vaincre. C’est alors que… tu as froid ?
- Un peu, fit Eléu en frissonnant.
- Tu devrais aller chercher du bois et te faire un feu, sinon tu risques de mourir de froid, ce qui ne ferait pas vraiment mon affaire ni la tienne. Je vais m’occuper de Mr Lapineur en attendant. »
Et, sans plus s’occuper d’elle, Louig se tourna vers son énorme lapin, et se mit à lui examiner les oreilles. Médusée d’être ainsi congédiée en plein milieu d’une histoire, Eléu comprit qu’elle n’avait pas vraiment le choix.
« Je euh… je vais chercher du bois, balbutia-t-elle.
- Bonne idée », marmonna Louig qui frictionnait à présent les pattes de Mr Lapineur d’un air concentré.
Eléu s’enfonça donc dans la forêt qui s’assombrissait, un peu inquiète. Elle ramassa quelques brindilles par-ci par-là, sans trop savoir quel bois convenait. Alors qu’elle s’escrimait à essayer de casser une grosse branche sèche, un bruit retentit derrière elle.
« Qu’est-ce que… », fit-elle en se retournant.
Il n’y avait pourtant rien. Rien excepté… une serpillière, posée par terre devant elle, et qu’elle était sûre de ne pas avoir vu en arrivant. Alors qu’elle se demandait de quoi il pouvait bien s’agir, la serpillière bougea, sautilla, et se mit brusquement à gronder, la faisant sursauter.
« Mais c’est de la sorcellerie ! S’écria-t-elle en reculant d’un pas, effrayée.
- Non, simplement une serpillière enchantée, fit une voix derrière elle. Première remarque. »
Une sorte d’ombre se mit à l’entourer, glissant sur sa peau et envahissant ses yeux et sa bouche : en l’espace de quelques secondes, elle fut totalement aveugle. Puis, alors qu’elle tombait à genoux en gémissant de frayeur, elle sentit quelque chose d’humide lui toucher le visage. Ses yeux se révulsèrent, et elle s’évanouit.