Chapitre 2

Nov 26, 2014

Eléu n’aimait pas beaucoup sa vie. Elle ne la détestait pas non plus, cela dit. En fait, elle avait l’impression d’être plongée en permanence dans une gelée molle et froide qui l’anesthésiait et lui retirait toute joie et toute peine. Elle pensait parfois que quelque chose de plus grand l’attendait ailleurs, quelque chose de meilleur et de palpitant. Parfois, la nuit, elle rêvait qu’un vieux barbu aux cheveux blancs comme neige venait la chercher dans sa petite chambre, et lui annonçait que de grandes choses étaient prévues pour elle, et qu’il allait à présent être son instructeur. Généralement, ce genre de rêve faisait suite à des cauchemars où son village brûlait, assailli par des brigands, et où ses parents et ses amis se faisaient tuer au cours de l’escarmouche. Ce qui était ridicule : elle n’avait ni parents, ni amis. Et elle vivait encore moins dans un village.

En poussant un soupir, elle se pencha de nouveau sur le sandwich qu’elle était en train de confectionner. Contrairement au reste de la demeure, la cuisine était chaude. C’était probablement l’endroit qu’elle préférait au monde. Il lui arrivait de souhaiter pouvoir rester toute sa vie dans cette cuisine, à préparer des sandwichs. De souhaiter que la vie fût si simple qu’elle pouvait se contenter de cette simple action. Agacée, Eléu secoua la tête tout en posant une tranche de bacon sur la salade. Si seulement elle pouvait se débarrasser de ces pensées parasites, sa vie deviendrait bien plus supportable !

A dix-sept ans, Eléu était une jeune fille blonde plutôt menue. Orpheline, elle travaillait depuis toujours dans les cuisines du château royal, quand elle ne faisait pas le ménage dans les immense couloirs venteux et les chambres en pierre. La plupart du temps, son travail se résumait à confectionner des sandwichs pour les gardes et les soldats du château, exercice auquel elle excellait. Elle avait, au cours de sa vie, préparé des centaines, des milliers de sandwichs même. Tout le monde, même le chef cuisiner s’accordait à dire qu’elle était la reine des sandwichs. Bizarrement, cela ne lui accordait pas la plus grande satisfaction.

Alors qu’elle attaquait la confection du sandwich suivant, la porte de la cuisine grinça derrière elle. Elle jeta un regard par-dessus son épaule. Ce n’était que le chef cuisinier, un peu empâté, qui la regardait avec un sourire étrange. Eléu fronça les sourcils. Que lui voulait-il, ce gros lard ?

« Bonjour ma petite Eléu. Tu es seule ?

- Euh, oui, répondit-elle en écarquillant les yeux. Il y a besoin de plus de sandwichs ?

- Non. »

Avant qu’elle ait pu réagir, l’homme se précipita sur elle et la bâillonna de ses mains, la plaquant contre la table de la cuisine. Surprise, Eléu poussa un hurlement étouffé. Mais avant même que le chef cuisinier ait pu mettre ses desseins à exécution, un sifflement aigu retentit et il s’écroula au sol. Haletante, Eléu s’accrocha à la table pour reprendre sa respiration. Que venait-il de se passer ? Le chef cuisinier l’avait agressée, à présent il était inconscient… et un deuxième homme se tenait à présent debout dans la cuisine, sans qu’elle fût capable de dire d’où il venait.

Elle le détailla rapidement, silencieusement. C’était un jeune homme barbu de taille moyenne, dont les cheveux noirs et bouclés lui évoquèrent irrésistiblement un mouton. Il était vêtu d’une élégante chemise blanche et la regardait d’un œil perplexe.

« Est-ce que c’est vraiment toi ? Demanda-t-il.

- V… vraiment moi quoi ? Balbutia Eléu, encore sous le choc.

- L’artefact ne peut pas mentir. Suis-moi. »

Il lui saisit la main et fit brusquement volte-face. Au pas de course, il sortit de la cuisine et parcourut les couloirs, bousculant quelques courtisans outrés, Eléu sur ses talons. Trop choquée pour réagir, cette dernière se laissait traîner sans rien dire. Ils débouchèrent dans la cour et se dirigèrent tout aussi rapidement vers les écuries. Un jeune palefrenier s’avança vers eux, suspicieux.

« Qu’est-ce que vous voulez ? »

Le jeune homme ne répondit pas. Un formidable coup de vent percuta les trois protagonistes de plein fouet, faisant voler en tout sens les cheveux d’Eléu. Si elle n’avait pas été tenue par la poigne de son ravisseur, elle aurait probablement été projeté à terre. Le palefrenier eut moins de chance ; poussé par la violence du vent, il alla s’écraser contre un des murs de l’écurie, glissa au sol, et ne bougea plus. Le vent disparut aussi sec.

« Prend un cheval, lui dit le jeune homme.

- Que… non ! Ce sont les chevaux du roi ! Si nous les volons, nous sommes bons pour…

- Tu préfères remonter dans la cuisine avec l’autre ? »

Eléu resta silencieuse. Elle ne savait pas ce qu’avait le chef cuisinier en tête, mais quelque chose lui disait que ça ne lui plairait que moyennement si elle le découvrait. Sans un mot de plus, elle choisit un beau cheval blanc et y grimpa. Il n’y avait pas de selle, mais il fallait faire avec. A côté d’elle, son ravisseur enfourcha un cheval noir qui piaffait.

« Passe devant, je te suis », lui lança-t-il.

Eléu prit une grande inspiration, et talonna sa monture : celle-ci s’élança au galop dans la cour, provoquant les cris de ceux qui s’y trouvaient. En une trentaine de secondes, ils avaient passé les portes, et chevauchaient à présent sur la route principale, au milieu des prés. C’était la première fois qu’Eléu voyait l’extérieur du château. Toute étourdie, elle jeta un regard derrière elle. Elle vit le grand bâtiment rétrécir à vue d’oeil. Puis le garçon aux cheveux de mouton lui fit signe de continuer, alors elle se tourna de nouveau et s’abandonna complètement au galop effréné de son cheval.

Elle avait l’impression que des heures s’étaient écoulées quand ils ralentirent enfin le rythme, à l’orée d’une forêt. Epuisé, son cheval fit encore quelques pas, puis s’immobilisa, tremblant sous elle. Avec le sentiment que ses fesses n’étaient plus que charpie, Eléu sauta à bas de sa monture avec un gémissement. Derrière elle, le ravisseur fit de même.

« Rien de cassé ? S’enquit-il en s’approchant d’elle.

- Ne me touchez pas ! S’écria Eléu, le faisant sursauter. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Pourquoi avons-nous dû fuir le château en volant les chevaux du roi ?

- Du calme, du calme. Je vais tout t’expliquer. »

Il se dirigea tant bien que mal vers un arbre, au pied duquel il s’assit. Apparemment, la chevauchée n’avait pas été tendre pour lui non plus. Eléu hésita, puis alla à son tour s’asseoir au pied d’un arbre, face à lui. Le jeune homme sortit une petite pipe de sa poche, et l’alluma à l’aide d’un silex, puis en aspira une goulée. Fascinée, Eléu regarda la fumée s’élever au-dessus de la pipe, et se tordre en d’improbables arabesques. Très bientôt, la fumée prit la forme de deux personnes.

« Comment faites-vous ça ? Demanda-t-elle, subjuguée.

- Commençons par le commencement. Je m’appelle Sebas. Enchanté.

- Je suis Eléu.

- Les réponses à tes questions ne peuvent se faire en quelques secondes, Eléu. Il s’agit d’une longue histoire, une histoire qui ne fait pourtant que commencer, une histoire que je vais te conter. Tout commença ainsi : tu la prends en leuleu… »

Un fracas assourdissant l’interrompit, faisant sursauter Eléu. En quelques secondes, Sebas était sur ses pieds, pipe rangée.

« Damned ! S’exclama-t-il. On nous a trouvés !

- Qui nous a… »

Cette fois, ce fut un éclair terriblement proche qui lui répondit, suivi de nouveau par ce bruit terrible qui semblait exploser dans le ciel. L’éclat l’éblouit pendant un instant, la privant de vue. Elle cligna des yeux. Quand des yeux eurent repris leur vision normale, elle vit qu’une femme se tenait devant eux, une femme à la peau noire portant une robe jaune qui moulait de manière exquise son corps magnifique. Son regard était furieux, ses bras levés de part et d’autre de sa tête. Elle semblait comme tombée du ciel.

« Sebas ! Tonna-t-elle. Tu pensais sérieusement que je ne sentirai pas ta fumée infâme ?

- Bien le bonjour Agalime, répondit-il sans se démonter. Tu es rayonnante ce matin. »

Médusée, Eléu regarda la nouvelle venue s’avancer vers Sebas, et le gratifier d’une violente taloche sur la tête.

« Ayeuh !

- Prends-moi pour une imbécile. » D’un geste, elle se tourna vers Eléu qui se recroquevilla sur elle-même. Mais, contre toute attente, le visage d’Agalime prit un air plus doux.

« N’aie pas peur chouchou. Alors comme ça c’est toi ?

- Arrêtez de dire ça, répondit Eléu d’une voix malheureuse. Je ne comprends rien à ce qui se passe !

- J’étais justement en train de lui expliquer avant que tu n’arrives ! Protesta Sebas en se frottant vigoureusement le crâne.

- On les connaît tes histoires, fit Agalime d’un air dédaigneux. Viens là, Eléu, je vais te raconter… »

Mais le sort s’acharnait décidément sur la pauvre Eléu, car un hurlement sonore retentit soudain, faisant vaciller Agalime.

« Non, murmura-t-elle, les yeux écarquillés de peur. Pas lui…

- Un dragon ? Demanda Sebas, immédiatement sur le qui-vive.

- Oui… mais pas n’importe lequel… c’est lui… »

Le hurlement retentit de nouveau, strident, insupportable. Eléu réussit cette fois à distinguer ce que la créature invisible criait. Quelque chose comme « BAMBOLEOOOO !!! ». Elle trébucha, tomba au sol. Ce bruit était tout bonnement insupportable.

« C’est le dragon Bamboléo, fit Agalime, blême de peur. Mais que fait-il ici ?

- Regarde cette tache blanche là-bas ! S’exclama Sebas. Ce ne serait pas… »

Eléu redressa la tête, et regarda dans la direction pointée. Elle se sentit trembler. Une forme gargantuesque se devinait à l’horizon, les ailes déployées, la tête levée vers le ciel, gueule grande ouverte. C’était de là que venait le cri atroce qui les faisait tituber et les privait de toute leur énergie. Et à une centaine de mètres devant l’incroyable monstre, quelque chose courait dans leur direction, quelque chose qui ressemblait diablement à un lapin géant et blanc comme neige…