Chapitre 15
Dec 30, 2015
C’est un groupe bien fourni qui progressait dans le désert, sous un soleil de plomb : devant, Agalime ouvrait la marche, oreilles et yeux grands ouverts, tel un chat à l’affût d’une souris, le soleil faisant briller sa peau chocolat ; Nekolas suivait, marchant d’un pas assuré dans le sable, des petites pellicules de glace se formant à chacun de ses pas ; puis Rathure, Sebas et Beeth, qui se traînaient tous les trois la langue pendante, assoiffés ; enfin Pioutou, Guipsy et Eléu fermait la marche, le psyché concentré sur les ondes cérébrales qui fusaient autour d’eux, Pioutou toujours caché sous sa sempiternelle capuche noire, et Eléu haletant comme un poisson hors de l’eau. Tous, sauf Agalime et Nekolas, étaient trempés de sueur. Autour d’eux, le désert s’étendait à l’infini, son silence les écrasant de toute part.
« Hé ! lança soudainement Pioutou avec un grand sourire. J’ai une blague !
- On a voté à l’unanimité pour que ces paroles et toutes celles qui suivent soient bannies de ton vocabulaire, lança Agalime à la tête de la procession. Tu es prié de respecter l’avis de la majorité.
- Je suis brimé dans ma liberté d’expression », marmonna Pioutou, dépité.
Eléu lui tapota gentiment l’épaule, sans regretter cependant que le jeune homme garde le silence, tant les blagues qu’elle avait entendues précédemment l’avaient emplie de désespoir et de sentiment de vacuité.
« On arrive bientôt ? risqua-t-elle.
- Je n’en ai aucune idée, répondit Guipsy. On a demandé à Sebas de voler pour regarder s’il apercevait l’oasis mais… »
Un grand fracas retentit soudain : Sebas venait de choir au sol, ses deux poignards s’entrechoquant avec fracas. Il roula sur le dos, la langue pendant, l’oeil humide, tandis que Beeth lui léchait le visage et que Rathure et Eléu se penchaient sur lui, inquiets.
« Frère ! s’exclama Rathure. Accroche-toi, on va s’en sortir !
- A boire…, gémit Sebas. Je n’ai pas bu depuis tellement… longtemps…
- Il y a de l’eau dans nos gourdes à profusion, fit remarquer Guipsy sans paraître bouleversé le moins du monde.
- J’ai besoin… de bière…
- C’est mort, on doit garder nos réserves pour Rathure et Beeth, à cause de leur malédiction. Relève-toi maintenant. »
Sebas leur jeta un regard de chien battu, mais personne ne semblait très touché à part Rathure qui tenait sa main d’un air éploré, et il finit par se redresser en grommelant.
« Personne ne prend garde à ma souffrance ici…
- Bien vu, répondit Guipsy. Allez, en avant. »
La marche reprit donc, toujours dans le même silence. A part…
« Bon du coup je vais vous raconter une histoire ! Tu la prends en lele…
- Sebas, on a voté pour toi aussi, alors tu te tais. »
Au terme de quoi Sebas partit rejoindre Pioutou dans le camp des boudeurs.
Quelques heures plus tard, au moment où chacun commençait à voir apparaître un mirage en forme de fontaine remplie de sa boisson préférée - eau, bière, rhum, vodka, vodka, jus de papaye, vin rouge - une forme floue apparut au détour d’une dune.
« L’oasis ! s’exclama Nekolas, visiblement soulagé.
- C’est là qu’il se trouve…, murmura Eléu. Le devin…
- Six vins ça aurait été mieux quand même », dit Pioutou avec un petit sourire en coin.
Cinq regards et une serpillière se tournèrent vers lui, et il sentit tout à coup qu’il avait dit une bêtise.
« Non mais parce que devin, deux vins… tenta-t-il de se justifier.
- Et le devin, tu le prends en lele du coup ? »
Le silence redoubla d’intensité. Une goutte de sueur qui ne devait rien à la chaleur roula soudain sur le front de Pioutou et Sebas.
- Vous savez ce qu’on a dit à propos des blagues et des histoires de lele ? demanda Agalime d’un ton très calme.
- Non mais c’était pour détendre l’atmosphère, se défendit Sebas à son tour, vu comment tout le monde avait l’air… »
Les choses se seraient sans doute très mal passées pour eux deux si à cet instant un sifflement de mauvais augure n’avait pas retentit.
« Qu’est-ce que c’est ? » balbutia Eléu en regardant de tous côtés.
En un instant, Guipsy avec empoigné son marteau, Rathure et Pioutou leurs dagues, Sebas et Nekolas leur épée et Agalime son fouet.
« Des bocaliens ? demanda cette dernière d’une voix tendue.
- Des bocaliens, confirma un Guipsy devenu blafard.
- Ok pas de panique, reprit Agalime. Guipsy et Pioutou vous allez à l’oasis pour présenter Eléu au devin. Faites le plus vite possible. Nous, on les retient.
- Vous n’y arriverez jamais, répondit Guipsy. Ils se déplacent toujours par bandes beaucoup trop nombreuses.
- On fera de notre mieux. Allez ! Protégez Eléu de votre vie ! »
Complètement dépassée - et terrifiée - par les évènements, Eléu se laissa empoigner par Pioutou tandis que Guipsy ouvrait la marche en direction de l’oasis en brandissant son marteau. Les compagnons restants formèrent un arc de cercle pour couper le chemin vers leurs amis.
« C’est une belle journée pour mourir, commenta Nekolas.
- Non, c’est vraiment une journée de merde, répondit Sebas.
- Surtout ne les laissez pas vous toucher, avertit Agalime. S’ils vous touchent vous choperez la lymphogranulomatose ! »
Une horde grouillante de bocaliens apparut alors au détour d’une dune, leurs petites pattes s’agitant frénétiquement devant eux, leur museau répugnant froncé en une grimace atroce. Les premiers à les atteindre furent fauchés en une volée par la lame de Sebas qui les souffla avec force en arrière, les faisant s’envoler de toutes parts. Les ombres d’une partie d’entre eux se dressèrent de manière étrange pour les poignarder sans pitié, tandis que Beeth s’accrochait à leurs genoux incongrus pour les faire chuter. Un coup de tonnerre claqua, assourdissant, lorsque le fouet de Agalime s’abattit en électrocutant une bonne partie d’entre eux. Une quantité effarantes de statues de glaces commençait à se former devant Nekolas qui contemplait son oeuvre avec un petit sourire. A eux quatre, ils formaient une formidable unité de destruction de masse.
Mais les monstres étaient terriblement nombreux, et pour chacun d’entre eux qui tombaient, d’autres reprenaient sa place pour se jeter sur eux. Chacun dut faire appel à tous ses pouvoirs et toute son habileté pour ne pas se faire égratigner par les puissantes griffes aiguisées. Quand Nekolas vit que sa glace fondait sous la puissance du soleil, détruisant son oeuvre d’art, il tomba à genoux en criant de désespoir :
« Noooon ! Encore un projet avorté ! »
Il fut vite remis debout par Rathure et entreprit de se venger de son échec en distribuant des pics de glace à la ronde. Le combat reprit de plus belle, mais il semblait que jamais le flot de la horde d’assaillant ne devait se tarir, et leurs forces déclinaient rapidement.
« On ne peut pas continuer comme ça ! s’exclama Nekolas après avoir tranché un bocalien en deux. On va se faire submerger !
- Il faut allier nos pouvoirs ! cria Agalime.
- Mais nos éléments n’ont pas de synergie, protesta Sebas qui volait à quelques centimètres au-dessus des têtes de leurs ennemis.
- Mais si ! rugit Nekolas au terme d’un double salto arrière. Lève une tornade, je m’occupe du blizzard. Les deux autres, planquez-vous ! »
Rathure ne se le fit pas dire deux fois, et avant même que la petite brise qui se mettait soudain à souffler ne fut devenue une tempête, il s’était déjà fondu dans une des ombres du combat. Dans un bruit de tonnerre, le fouet d’Agalime claqua de manière assourdissante pour aller s’accrocher à un énorme rocher contre lequel elle se plaqua. Des bourrasques de plus en plus violentes fouettaient les alentours à présent, charriant des pointes de glaces acérées qui transperçaient tout ce qu’elles touchaient. En quelques minutes, il ne resta des bocaliens qu’une bouillie sanglante et un oeil qui traînait de-ci de-là, surplombés par Sebas et Nekolas qui flottaient, rayonnant de puissance.
Dès que la tempête se fut calmée, Rathure émergea de l’ombre d’un cadavre et entreprit de le dépouiller de ses effets personnels - et au passage, de manière tout à fait fortuite, de l’intégralité de ses vêtements - tandis que Beeth reniflait ce qu’il restait des autres corps. Agalime s’avança vers eux en soupirant.
« Rathure, tu sais que tu viens de choper la lymphogranulomatose ?
- Avec toutes les MST que j’ai déjà, ça ne changera pas grand chose.
- Ça se tient. » acquiesça Agalime en haussant les épaules.
Sebas, lui, jeta à Rathure un regard horrifié.
*
« Où est ce fichu devin ? demanda Pioutou d’une voix haletante tout en poignardant un bocalien qui s’était approché trop près.
- Je ne trouve pas ! répondit Guipsy en faisait de la bouillie d’un autre avec son marteau.
- AAAAAAAAAAAAAH, hurlait Eléu sans discontinuer.
- Attendez ! reprit Guipsy. Je capte quelque chose en provenance de l’eau.
- Du coup je suppose qu’il faut plonger ? grimaça Pioutou en secouant sa main couverte de tripes fumantes.
- AAAAAAAAAAAAAH !
- OUI ! »
Les trois compagnons plongèrent dans le petit lac aux eaux troubles de l’oasis, les deux garçons tirant chacun Eléu par un bras. Aussitôt qu’ils furent immergés, ils sentirent un puissant courant les aspirer vers le fond. Quelques secondes plus tard, ils émergèrent dans une caverne, trempés et crachotant. Le premier Guipsy fut sur ses pieds, son marteau violet fermement serré dans ses mains, la barbe toute dégoulinante. Il entendit une voix s’élever, sépulcrale, et susurrer quelque chose qui sonnait comme un chant :
« Quand le vent tournera et allumera la braise
L’élu s’élèvera, fort de la puissance du tout
N’en choisira qu’un, dans son grand discernement.
Il marchera et, du haut de la falaise
Vaincra le dragon devenu doux
Il sera alors le maître des éléments »
Eléu et Pioutou se redressèrent sur leurs jambes flageolantes, et regardèrent autour d’eux d’un air médusé. Ils se trouvaient dans une large caverne aux murs de grès, doucement éclairée par des champignons luminescents astucieusement placés. Au fond, assis sur un siège en bois et entouré d’une véritable montagne de bouteille qui arboraient toutes l’écriture “KOKA 0”, un vieil homme se tenait assis et les observait d’un oeil bienveillant.
« Bienvenue à toi, élue, et à vous, ses gardiens. Je suis heureux que vous ayez trouvé l’entrée de mon antre.
- Pourquoi vous avez une barbe alors que vous êtes pas vieux ? demanda Pioutou avant que quiconque ait pu faire un geste.
- Ah ça, c’est parce que ça fait vieux sage. Mais je peux l’enlever si vous voulez. » L’homme joignit le geste à la parole et bientôt, ne subsista de lui plus que le visage d’un simple jeune homme qui devait avoir leur âge. « Ça tenait grave chaud en plus. C’est bon, maintenant on peut discuter ! »
Un peu intimidée, Eléu s’avança à la rencontre de l’homme, suivie de près par Guipsy qui la surveillait avec attention et Pioutou qui observait les alentours avec l’air de celui qui veut refaire la déco intérieure.
« Bonjour, dit timidement Eléu. Qui êtes-vous ?
- Je me nomme Sylvanus. Je me suis reclus ici pour étudier les arcanes secrètes du LôôL, la magie interdite. Grâce à cela, des visions m’apparaissent parfois, des paroles sages, mais aussi des prophéties. Celle-ci te concerne, Eléu.
- J’avais cru comprendre, murmura Eléu, à bout de souffle tant elle était terrassée par l’impatience.
- Tu es venue ici pour obtenir des conseils avisés ? Je comprends. Mais sache une chose, Eléu. C’est que si tu donnes un poisson à un homme, alors tu le nourris pour un jour ; mais si tu lui apprends à pêcher, alors tu le nourris pour toujours. »
Eléu cligna des yeux, un peu perdue.
« Je vois…, balbutia-t-elle en tentant vainement de cacher qu’elle n’y voyait rien du tout.
- Parfait, répondit Sylvanus. Sache que le moment de la confrontation avec Cavator approche pour toi (Eléu se raidit). Vos amis détiennent quatre Élémentaires. Il faudra que vous alliez chercher celui du Feu et de la Foudre et que vous les retrouviez sur le territoire du vent. C’est là-bas que s’accomplira ta destinée.
- Mais comment je suis censée faire ça ? demanda Eléu. Donnez-moi quelque chose, un indice je vous en supplie !
- Le meilleur conseil que je peux te donner, à toi l’élue, est celui-ci - et retiens le bien car il fera la différence pour l’humanité entre victoire et défaite : c’est en forgeant, qu’on devient forgeron. »
Éberluée, Eléu échangea un regard incrédule avec Pioutou et Guipsy. Ce dernier fronça les sourcils :
« Vous n’avez vraiment rien de mieux à nous donner que des proverbes pour… sibyllins ?
- Je n’ai plus que ça en stock, désolé. Le dernier élu a pris tout le reste.
- Je vois…
- Et à présent, reprit Sylvanus en levant haut les bras, il vous faudra passer l’épreuve des Élus !
- Oh putain je le sens pas, marmonna Guipsy.
- Quelle genre d’épreuve ? demanda Eléu d’un ton hésitant.
- L’épreuve… du Némésisalcool !
- Est-ce que ça pourrait être plus débile que ça ? soupira Guipsy.
- Arrête ! s’exclama soudain Pioutou, les yeux brillants. C’est la meilleure épreuve du monde !
- Allons chercher vos compagnons. Chacun d’entre vous doit se montrer digne de l’Élue. »
Le devin Sylvanus se leva, traficota quelque chose sur un des cristaux, et soudain un passage se creusa dans la roche, taillé en escaliers. Il s’y engouffra, et les trois compagnons lui emboîtèrent le pas après un instant d’hésitation.
Ils débouchèrent à l’air libre, clignant des yeux sous l’assaut du soleil. Devant eux, un véritable champ de bataille imbibé de cadavres, de sang et d’eau en cours d’évaporation s’étendait sur le sable du désert. Agalime et Nekolas s’étaient constitués des petits hamacs à l’ombre des arbres de l’oasis où ils sirotaient des émeraudes, tandis que Rathure et Sebas étaient engagés dans une conversation discrète mais virulente.
« Votre attention s’il-vous-plaît ! s’exclama Sylvanus d’une voix démesurément élevée. Le moment de l’épreuve est venue !
- Oh ! fit Sebas. La légendaire épreuve du Némésisalcool ! J’ai toujours rêvé de la passer !
- Et ça consiste en quoi ? demanda Nekolas qui s’était approché en compagnie de Agalime et Rathure.
- Chacun de vous devra passer une épreuve de volonté, basée sur vos faiblesses les plus enfouies. Si vous y parvenez, alors vous serez désignés comme dignes de l’Élue. »
Eléu ne semblait pas très rassurée, mais chacun de ses compagnons arborait une expression déterminée.
« Commençons dès maintenant, comme ça nous en aurons plus vite fini, fit Guipsy.
- GUIPSY ! s’exclama soudain Sylvanus, le faisant sursauter. Tu devras boire l’intégralité de cette bouteille de rhum (ladite bouteille apparut dans ses mains par enchantement) et vomir des arc-en-ciel pendant une minute non-stop ! »
Guipsy avait brusquement pâli, mais déjà Sylvanus se tournait vers Pioutou :
« PIOUTOU ! Tu devras gagner un ni oui ni non d’une durée de dix minutes en buvant un verre de vin blanc toutes les trente secondes ! »
A peine la bouteille et le verre étaient-ils apparus dans ses mains que le jeune homme encapuchonné s’en était déjà saisi et servi une rasade.
« RATHURE ! Tu devras manger cette assiette de pâtes préparées pour toi avec amour, puis boire quatre litres de bière et ne rien régurgiter.
- Mais c’est… c’est impossible !
- SEBAS ! Tu devras boire ces deux bouteilles de vin rouge et tenir dix minutes sans te déshabiller !
- Par le grand Versaillais…
- NEKOLAS ! Tu devras boire cul-sec cette bouteille de vodka puis gagner cette partie de memory !
- Ma seule faiblesse…
- Et enfin AGALIME ! Tu devras boire tous ces émeraudes sans mater une seule fois le derrière de ces hommes. »
Un troupeau de beaux mâles émergea de la grotte, allumant des étincelles sauvages dans les yeux de Eléu, Agalime et Rathure.
« Que l’épreuve… commence ! »