Chapitre 14
Dec 26, 2015
Cela faisait trois jours que Olvin, Clémentus et Louig campaient à la pointe du Croc, la large bande de terre qui s’étendait dans la mer à l’Ouest des Steppes Figées, en attendant que la malédiction qui affectait Felouis se dissipe. Ils occupaient leurs journées en dormant, méditant, et jouant avec des lapins, selon les préférences de chacun ; mais le temps passant, et comme Felouis restait obstinément raide et figé (ce qui, comme le fit remarquer Louig, ne le changeait pas trop de d’habitude), l’impatience commença à s’emparer d’eux. Au quatrième matin, Louig n’y tenait plus.
« Ça ne sert à rien d’attendre, fit-il. Si ça se trouve, il en a pour des années ! Soit nous partons sans lui, soit nous cherchons un moyen de le soigner, mais je ne resterai pas une journée de plus dans cette crique moisie à manger du poisson et des graines.
- A ce sujet, intervint Clémentus avec tact, si nous pouvions cuire ne serait-ce qu’un seul lapin…
- JAMAIS !!!
- Calme-toi Louig, dit Olvin en émergeant miraculeusement du sommeil semi-comateux dans lequel il était plongé depuis des jours. Je connais dans les profondeurs de Gueule-de-Baie une nymphe à moitié sorcière qui pourrait peut être le soigner. »
Ses deux compagnons restèrent un instant à le fixer sans piper mot. Puis :
« Et tu ne pouvais pas nous le dire avant ? demanda Clémentus d’une voix calme et raisonnable.
- Vous ne m’avez pas demandé », répondit Olvin non moins calmement.
Clémentus et Louig échangèrent un regard et décidèrent d’un commun accord silencieux de ne pas insister.
« Bon du coup, comment va-t-on là-bas ? demanda Louig.
- Le plus rapide serait de s’y rendre par la mer, répondit Olvin, songeur. Nous éviterons ainsi les brigands qui pullulent au Sud du Croc.
- Nous pourrions construire un bateau ! s’exclama Clémentus, soudain très excité. Le bois ça me connaît ! Je vais nous fabriquer un radeau avec les arbres autour de nous.
- Parfait ! fit Louig. Moi je supervise les opérations !
- Et moi je m’occuperai de la sécurité du navire, pour qu’il résiste aux attaques », ajouta Olvin.
Clémentus ne les écoutait déjà plus : tout à son projet, il était déjà parti tâter des arbres et couper des branches. Très motivé, Louig se plaça à ses côtés et entreprit de lui expliquer quel type d’arbre il fallait choisir pour que le bateau soit de qualité. Olvin, lui, s’était promptement rendormi. Le groupe s’avéra très efficace, et, bien que la répartition du travail ne fut pas des plus optimisée, en quelques heures, le radeau était fini. Ils embarquèrent aussitôt, en prenant bien soin de ne pas oublier Felouis qu’il calèrent entre deux planches. Clémentus se plaça à la barre pour le diriger, Louig s’installa fièrement debout à l’avant, une main sur le crâne de Mr Lapineur, afin de superviser la traversée, et Olvin s’allongea tranquillement à la poupe, invoquant nonchalamment des courants propices pour faire avancer le petit bateau. Ils naviguèrent ainsi quelques heures sans problèmes ; puis, alors que la côte s’effaçait dans la mer derrière eux, Clémentus se mit soudain à tituber.
« Vous allez rire, marmonna-t-il d’une voix pâteuse. J’ai oublié de manger, et comme je n’ai plus accès à la force de la terre… »
Et, sous le regard médusé de ses deux compagnons, il tomba en arrière avec un “plouf” de toute beauté et disparut instantanément sous les vagues.
Louig eut à peine le temps d’esquisser le geste de plonger pour le rattraper qu’à nouveau les vagues se fendaient et qu’une forme féminine émergeait de l’eau. Elle tenait Clémentus dans ses bras, et ses compagnons laissèrent échapper un soupir de soulagement.
« Vous avez laissé tomber quelque chose, je crois, dit la jeune femme avec un charmant sourire.
- Nom de ! s’exclama Olvin tandis que Clémentus roulait sur le radeau en papillonant des yeux et en murmurant des “L’hydrophobie constitutionnelle… je n’avais pas le laisser-passer A38…”. Vous êtes la nymphe Vaema !
- Enchantée, fit la sirène en esquissant une révérence parfaite dans l’eau. J’ai cru comprendre qu’on requerrait mes services par ici.
- Vous avez vachement bien cru comprendre, fit remarquer Louig. Vous nous espionniez ?
- Oh, les fonds marins sont tellement ennuyeux vous savez… les tritons sont tous des gros coincés qui ne veulent pas vous tenir la main avant le mariage et pour s’amuser un peu on en est réduits à souffler dans des coraux. Du coup, quand quatre crét… euh aventuriers prennent la mer, je vais généralement voir de quoi il retourne.
- Elle a dit crétins non ? murmura Louig à Olvin.
- Du coup vous tombez bien, reprit ce dernier en l’ignorant royalement. Nous avons un problème avec notre compagnon. Il a été figé par le dragon Eclipse.
- Ah oui, je connais très bien ce genre de maladie, fit gravement Vaema. Je devrais pouvoir le soigner, mais il faudra nous laisser seul à seul. Je dois explorer les profondeurs insondables de sa psychologie pour déterminer ce qui a constitué le blocage.
- Euuuh oui ? fit Louig. Mais on va où ?
- Ben dans l’eau.
- Ah mais oui, où avais-je la tête.
- Arrête de râler et crée-nous une petite banquise où s’installer ! » fit Olvin.
Aussitôt dit, aussitôt fait, et bientôt les trois compères se retrouvèrent à grelotter - à part Louig qui s’était constitué un transat de glace pour bronzer tranquillement - sur une petite banquise tandis que la sirène Vaema posait ses mains sur les tempes de Felouis quelques mètres plus loin.
« N’empêche Clémentus, grommela Olvin, t’as quand même la cote avec les nymphes.
- T’avais qu’à être proche de la nature, rétorqua Clémentus en claquant des dents.
- Mais je maîtrise l’eau enfin ! Les sirènes devraient me sauter dessus, arracher leurs coquillages et…
- Dites, interrompit Louig, on laisse quand même Felouis à la merci de cette Vaema hein. Je veux dire, Olvin, on peut lui faire confiance ?
- J’en ai absolument aucune idée, répondit Olvin sereinement.
- Pardon ?
- Dans mon peuple, on dit que c’est une sorcière qui attire les gens au fond de l’océan pour les manger. Mais je pense que ça doit être très exagéré. »
Clémentus et Louig fixèrent Olvin d’un air ébahi. Puis, d’un même mouvement, ils se tournèrent vers le radeau. Felouis avait disparu.
« Oh mon dieu ! Felouis ! » s’exclama Louig. Il laissa passer un petit instant, puis : « Bon, on y va ?
- Hein ?! s’exclama Clémentus. On ne va quand même pas laisser Felouis se faire manger par une sorcière.
- Holala, non alors. Bon ben Olvin je pense que c’est à toi de…
- Et voilà ! » l’interrompit la voix de Vaema.
Elle venait de réapparaître à côté du radeau, portant un Felouis trempé et toussant sur son épaule. Elle l’aida à monter sur l’embarcation et leur adressa à tous un grand sourire.
« Ça n’a pas été facile, dit-elle sur le ton de la conversation. Il a vraiment un esprit beaucoup trop logique, et Eclipse y avait insufflé des scènes parfaitement absurdes. Il aurait été bloqué des années avec ça, voire à vie. »
Les trois compères baissèrent les yeux sur Felouis qui se balançait d’avant en arrière, les yeux révulsés, apparemment extrêmement choqué par ce qu’il venait de vivre.
« Pas un paytouwine… pas un paytouwine…, répétait-il en boucle.
- Qu’est-ce qu’il raconte ?
- Aucune idée, fit Vaema en haussant les épaules. Sans doute une énorme absurdité qui l’a plus choqué que les autres.
- Merci en tout cas, s’inclina Clémentus. Grâce à vous nous allons pouvoir accomplir notre mission et vaincre le dragon qui saccage la ville de l’Eau.
- Oh, vous voulez tuer Travayassidu ? s’enquit Vaema d’un air très intéressé. J’en serai vraiment ravie, depuis qu’il est là tous les habitants de Baiabocca passent leur temps à travailler comme des forcenés et je ne peux même plus m’y rendre pour faire la fête. »
A ces mots, Olvin se figea.
« C’est trop monstrueux…, murmura-t-il. Je dois sauver ma patrie.
- Je vous accompagne » dit gravement Vaema, sentant que l’heure n’était plus à la rigolade, mais bel et bien à la bagarre.
Devant la vue de ses frères enchaînés et contraints à travailler sans repos, Olvin sentit son coeur se briser.
« Ce dragon est un monstre ! siffla-t-il d’une voix rageuse.
- Chut ! s’exclama Clémentus en jetant en regard inquiet à droite, il va t’entendre. »
Ils se trouvaient sur les quais de Bailabocca, cachés derrière des caisses remplies de poisson qui puaient à plein nez. Le grand dragon Travayassidu surveillait la place envahie de travailleurs épuisés, l’oeil attentif derrière ses paupières faussement tombantes.
« Bon, reprit Clémentus, de quelle manière subtile allons-nous le faire tomber celui-là ?
- Rien à péter de la subtilité, fit Olvin en se redressant brusquement. HÉ SAC A LÉZARD, hurla-t-il de tous ses poumons. VIENS VOIR ICI SI J’Y SUIS !
- Mais quel con, soupira Louig tandis que Travayassidu tournait son regard vers eux.
- Pour une fois je suis d’accord avec Olvin, intervint Felouis encore vexé d’avoir été vaincu par Eclipse et trimballé comme un sac à patate. SUS A L’ENNEMI ! »
Sans prendre en compte le facepalm de Clémentus, les deux hommes s’avancèrent face à l’immense reptile, l’arme au clair.
« On le défonce ? gronda Olvin.
- On le défonce. »
Une monstrueuse gerbe de feu jaillit des mains de Felouis en direction de Travayassidu, tandis qu’Olvin se précipitait sur lui armé de son trident. Le dragon souffla de ses naseaux pour éteindre le feu comme s’il ne s’était agit que d’un fétu de paille, et tourna son regard vers Olvin. A l’instant où celui-ci le regarda, il s’arrêta net.
« Non ! s’exclama la voix de Vaema qui nageait dans le port derrière eux. Le dragon a pris possession de lui, il va le forcer à travailler maintenant ! »
Mais tout ne semblait pas se passer comme prévu par le saurien. Olvin luttait, une énorme veine battant sur sa tempe, son visage tout entier crispé pour résister à la puissance du dragon.
« J… JA… JAMAIIIIIS ! » hurla-t-il en levant les bras dans un ultime sursaut de flemme.
Un énorme grondement retentit alors, et tous regardèrent derrière eux, effarés. L’ensemble de l’eau du port se soulevait sous l’apparence d’une énorme vague qui prit la forme d’un dragon gigantesque, bien plus grand que Travayassidu. Ce dernier fixait le tsunami d’un air ébahi, tout comme l’ensemble des gens présents dans la ville. Dans la tête aqueuse du dragon, la minuscule forme de Vaema ondulait, comme un petit cerveau qui lui aurait donné des instructions.
« A l’attaque ! » rugit Olvin.
Le monstre d’eau fondit sur Travayssidu. Celui-ci préféra ne pas tenter le diable et prit soudain ses ailes à son cou, disparaissant en un rien de temps dans le ciel sans nuage. Après un petit temps de flottement, et comme le monstre aqueux retombait doucement dans les eaux du port - détruisant la moitié des bateaux au passage - une énorme clameur enfla soudain sur la place, comme l’ensemble de la nation de l’Eau se réveillait de sa transe et sortait des bouteilles d’alcool d’un peu partout pour se dépêcher de fêter leur libération.
« Mais vous êtes tous des alcooliques ! s’exclama Felouis qui s’était approché d’Olvin, suivi de près par Clémentus et Louig.
- Mais non, répondit Olvin sereinement. Juste un chouïa fêtard.
- Où as-tu trouvé la force de faire ça ? demanda Clémentus, médusé.
- Comme je ne fais rien depuis des années, j’accumule de la puissance chaque seconde qui passe. Et quand je relâche tout ça, je peux vous dire que le résultat en vaut la peine ! Personne ne fait travailler mon peuple contre son gré. Personne. »
Les trois compagnons échangèrent des regards circonspects, pendant que les yeux d’Olvin lançaient des éclairs, et, après un haussement d’épaule, prirent une bouteille de curaçao qui traînaient par là et se dirigèrent vers le quai pour fêter leurs victoires dignement en compagnie de Vaema.