Chapitre 13

Feb 25, 2015

« Moi, je suis d’avis de les laisser là où ils sont.

- Agalime ! S’exclama Eléu, outrée.

- Quoi ? Ne va pas me dire qu’ils ne l’ont pas mérité. On se démène pour sauver le monde et ils ne trouvent rien de mieux à faire qu’aller aux putes. A partir de maintenant ils se débrouillent, et puis c’est tout.

- Je ne pense pas que ce soit sage, Agalime, intervint Guipsy d’une voix tendue. S’ils les torturent pour connaître notre position, ils finiront par leur révéler où nous nous rendons.

- Ils auront été des boulets jusqu’au bout ceux-là… Bien, allons les sauver.

- Vous savez où ils sont ? Demanda Eléu pleine d’espoir.

- Absolument aucune idée, répondit Agalime avec la plus parfaite indifférence.

- Mais ne t’inquiètes pas, fit Guipsy en voyant la mine désespérée d’Eléu. Avec nos deux pouvoirs, il sera très facile de les retrouver.

- Je ne sais pas, Guipsy, dit Agalime, soudain inquiète plus qu’agacée. Il y a dans les parages quelque chose qui semble intercepter mes pouvoirs. Je ne comprends pas ce que c’est, et ça ne me plaît pas.

- Ça ne coûte rien d’essayer, insista Guipsy. Laissez moi quelques minutes, je vais déployer mon esprit. »

Ainsi fut-il : Agalime et Eléu s’attelèrent à la confection d’un petit feu afin de faire cuire un frugal déjeuner, tandis que Guipsy s’accroupissait et fermait les yeux. Les deux femmes le virent froncer les sourcils et grimacer à de maintes reprises. Elles étaient en pleine dégustation d’un sandwich au bacon quand il sortit enfin de sa transe : son air dépité les informa immédiatement sur le succès de sa mission.

« Il y a quelque chose qui brouille mes pouvoirs psy, avoua-t-il. Je ne pensais pas cela possible.

- Sûrement une sordide machination des rhüs. Ils sont toujours responsables de tous les maux.

- Peut être que l’on peut demander à quelqu’un s’il y a un quartier général rhüs dans le coin, proposa Eléu timidement.

- Tu me fais penser ! S’exclama Agalime. Guipsy, tu as une carte ? »

Guipsy acquiesça et sortit le précieux parchemin acquis de haute lutte. Sans un mot, Agalime s’en empara et l’examina, sourcils froncés ; puis, d’un coup, elle poussa un gros soupir.

« Cette carte est complètement fausse. Regarde où se trouve Désolation ! Ça n’a aucun sens.

- Quoi ?! S’indigna Guipsy. Mais je l’ai payée deux pièces d’argent !

- C’est de la camelote, affirma Agalime d’un ton sans réplique.

- Comment voulais-tu que je le sache ? Je ne connais pas du tout la région moi ! Il ne fallait pas m’envoyer en chercher une.

- Je pensais qu’avec tes pouvoirs psy, il serait impossible de t’arnaquer.

- Disons que… certains esprits me sont plus difficiles d’accès que d’autres.

- Bon, dit Agalime avec une deuxième soupir. En plus de retrouver les deux abrutis, il va nous falloir une autre carte. Et garder Eléu cachée.

- J’en ai marre de toujours me cacher, fit Eléu d’un ton boudeur.

- AH NON MAIS TOUT LE MONDE A DÉCIDÉ DE FAIRE CHIER CE MATIN !? » Se mit à rugir Agalime d’une voix stridente, faisant sursauter ses deux compagnons.

D’un commun et prudent accord, Guipsy et Eléu décidèrent de rester cois. L’atmosphère crépita d’électricité quelques instants, puis Agalime inspira à fond et la tension retomba.

« Très bien, changement de plan. Nous allons aller enquêter dans cette satanée ville pour trouver où se trouve la planque des rhüs, puis délivrer Rathure et Sebas puis dénicher une carte et quitter cet endroit ! Suivez-moi. »

Aussitôt dit, aussitôt fait ; ils se rendirent dans la taverne la plus proche, qui venait à peine d’ouvrir (la ville émergeait à peine de son sommeil, et de nombreuses personnes commençaient à émerger dans les rues, mais Guipsy ne repéra pas ce sale arnaqueur de Pioutou). En entrant, tous trois eurent un mouvement de surprise en apercevant le tavernier : soit il s’agissait de Wajanatrabu, le tavernier de l’établissement précédent, soit il lui ressemblait drôlement.

« Euh bonjour, fit Agalime un peu perplexe en s’accoudant au bar. Vous travaillez à différents endroits ?

- Pardon ? Fit le tavernier étonné. Je ne crois pas vous connaître…

- Vous plaisantez ? Nous vous avons quitté à la taverne précédente il y a moins d’une demi-journée.

- Ah ! Vous voulez sûrement parler de mon frère… Nous avons le monopole des tavernes et chaque membre de notre famille en dirige une aux quatre coins du pays…

- C’est lui ! Cria soudain Guipsy en coupant Wajanatrabu qui lui lança un regard agacé. C’est ce type qui m’a vendu la carte. »

Eléu et Agalime suivirent son doigt : il désignait un homme assis à une table, un capuchon noir sur la tête, adossé au mur un petit verre à la main.

« Attends, Guipsy, commença Agalime, je ne suis pas sûre que… »

Trop tard. Sans l’écouter, le paisible Guipsy s’était avancé vers l’homme et il arborait une attitude belliqueuse qui n’augurait rien de bon. Ce dernier releva la tête et fixa Guipsy de ses yeux cernés sans faire montre de la moindre gêne.

« Tiens, salut poto. Tu viens acheter une autre carte ? »

Guipsy sembla s’étrangler d’indignation.

« Tes cartes sont fausses ! Siffla-t-il en serrant les poings, l’air de se retenir de dégainer son énorme marteau pour écrabouiller ce garçon insolent.

- Ben oui, répondit Pioutou en lui adressant un regard confondant d’innocence. T’en voulais une vraie ?

- Comment ça « ben oui » ? Évidemment que j’en voulais une vraie ! Tu penses que je payes une carte pour quoi, l’accrocher dans mon salon ?

- Houlala du calme. Je pensais que c’était pour faire joli dans ton futur bordel moi.

- Euh, pardon ? Intervint Agalime qui s’était approchée avec Eléu et qui écoutait la conversation dans un silence presque amusé – jusque là.

- Laisse tomber, répondit Guipsy très vite. Ce serait trop long à expliquer. Et toi, rends-moi mon argent immédiatement !

- Guipsy, on n’a pas le temps pour ça, insista Agalime en lui posant une main apaisante sur l’épaule. On cherche des rhüs pour l’instant…

- Oh, vous cherchez la base des rhüs ? demanda Pioutou avec un sourire ravi. Je dois justement y faire une livraison. »

Les trois compagnons le regardèrent avec des yeux ronds.

« Quoi ? Hé, vous êtes vraiment bizarres vous, vous le savez ?

- Tu pourrais nous emmener à la base des rhüs ? demanda Agalime en se contraignant à la patience. Maintenant ?

- Il ne vaut mieux pas lui faire confiance, fit Guipsy en fronçant les sourcils.

- Alors ça, ça me vexe profondément, dit Pioutou d’un air totalement indifférent. Je peux vous amener là-bas contre quelques pièces bien sûr…

- S’il vous plaît monsieur, intervint Eléu d’une petite voix timide et tremblante de larmes contenues. Nos amis sont prisonniers et nous avons peur pour eux… »

L’homme leva les yeux sur Eléu qui le fixait avec des yeux de chien battu, littéralement bouleversée. Puis :

« Elle est trop chouuuuuuuuuuute ! s’exclama-t-il soudain en lui pinçant la joue. Ça marche, suivez-moi les potos, je vais vous montrer le chemin ! »

Et, sans plus de façon, il sauta de sa chaise, rajusta sa capuche, fit un signe de main au tavernier qui lui adressa un clin d’oeil complice et sortit dans la rue. Interloqués (surtout Eléu), les trois compagnons le suivirent, peu enclins à s’interroger sur la nature potentiellement schizophrène de leur guide. Guipsy émettait encore de sérieuses réserves mais il n’était pas quelqu’un de rancunier ; et il ne pouvait pas ignorer que ses pouvoirs psy lui indiquaient que Pioutou disait probablement la vérité, aussi improbable que cela puisse paraître. Ils s’enfoncèrent dont tous les quatre dans la campagne, laissant derrière eux la petite cité et la taverne de Wajanatrabu.

De leur côté, Rathure et Sebas se trouvaient dans une situation plutôt inconfortable, accrochés au mur tels de vulgaires tableaux, les mains attachées au dessus de leur tête et de surcroît fort peu vêtus.

« Quand même, fit Rathure d’une voix qui perça le silence alentour, ça valait le coup hein ?

- Attends que Agalime nous ai traité contre les potentielles maladies qu’on a pu attraper avant de dire ça », répondit sombrement Sebas.

Rathure reconnut la voix du traumatisme ancien et préféra ne pas insister. Il préféra activer sa vision nocturne pour scruter la pièce dans laquelle ils se trouvaient - bien vainement cependant. Mis à part une installation à la forme improbable faite d’alliages de métaux dans un coin, la pièce était complètement vide.

« On est où, à ton avis ? demanda-t-il plus pour faire la conversation qu’autre chose.

- Peut être chez le syndicat des prostituées mécontentes. Je t’avais bien dit qu’exiger un homme allait les vexer.

- Elles sont quand même sacrément susceptibles, pardonne moi. Et où est passé Beeth ? »

Sebas réussit l’exploit de hausser les épaules. Et poussa un cri de souffrance ; ce geste lui avait permis de remarquer qu’il avait quelque chose planté dans le bras. Quelque chose qui, maintenant qu’il le remarquait, semblait pomper un fluide en lui.

« Qu’est-ce que… » grogna-t-il.

Un rayon de lumière d’une puissance bien trop élevée pour leurs yeux habitués à l’obscurité envahit soudain la pièce. Tous deux fermèrent les yeux un instant, éblouis. Quand ils les rouvrirent, Ser Nekolas se tenait debout dans la pièce, seul, vêtu en tout et pour tout d’un pantalon, d’une ceinture et d’une chapka de fourrure, un gros sac gigotant à ses pieds. Ils purent à l’occasion observer que des chatons dans diverses positions étaient tatoués sur le torse et le ventre du rhüs.

« Bien le bonjour, mes chers amis, dit-il d’une voix tranquille. J’espère que votre séjour parmi nous se passe bien.

- Nous passons un moment idyllique, rétorqua Sebas.

- Qui le deviendrait bien plus si tu avais l’obligeance d’ôter ce pantalon, ajouta Rathure. Tu peux garder la chapka. »

Nekolas eut un grand sourire, et se baissa pour ouvrir le sac : Beeth en émergea comme une fusée dans un aboiement de protestation, et se mit à gronder face à Nekolas, tous ses poils hérissés sur son échine.

« Ma salope ! S’exclama Rathure en un cri déchirant.

- Il ne lui est rien arrivé, le rassura Nekolas en ignorant superbement la serpillière qui continuait à lui grogner dessus. Nos scientifiques étaient simplement curieux de savoir comment l’esprit d’un chien avait été inséré dans une serpillière. C’est un travail de grande qualité.

- Qu’est-ce que vous voulez de nous ? Demanda Sebas. Pourquoi nous poursuivre de la sorte ?

- Hier, je vous aurais répondu que nous poursuivons deux objectifs : d’abord récupérer l’élue afin de la faire choisir l’Elémentaire de Glace et créer un monde merveilleux couvert de neige. Ensuite, récupérer un maximum d’informations sur les autres éléments afin d’accélérer nos recherches. Nous avons beaucoup de projets pour dominer le monde, et Dekim Amaille est un scientifique suffisamment puissant pour nous permettre d’accomplir notre objectif.

- Et aujourd’hui, que réponds-tu ?

- Aujourd’hui, je suis venu vous sauver. »

Un grand silence accueillit ces paroles, ponctué seulement par les jappements outrés de Beeth.

« Tu te fiches de nous ? Finit par demander Sebas.

- Absolument pas. Tenez, en voici la preuve. »

Il fit un geste de la main et les chaînes des Rathure et Sebas tombèrent, précipitant leurs propriétaires au sol. Dans la chute, l’aiguille plantée dans le bras du venteux s’arracha dans une gerbe de sang, lui arrachant un deuxième cri. Tous deux se relevèrent en s’époussetant – Rathure fit un gros câlin baveux à Beeth – et firent face à Nekolas, un peu surpris.

« Et que nous vaut cette soudaine gentillesse ? Demanda Sebas, circonspect.

- Dekim m’a trahi, répondit Nekolas, et son regard s’assombrit soudain. Il a essayé de me tuer ce matin avec ses automates – les automates que je lui ai commandé. Cela ne restera pas impuni.

- Et que veux-tu de nous ?

- Acceptez-moi dans votre groupe. Je vous aiderai à protéger Eléu, et à vaincre le dragon Cavator. Et j’en profiterai pour me venger de Dekim au passage.

- Et tu penses que nous allons te croire ? »

Nekolas haussa les épaules.

« Vous n’avez pas trop le choix. Si vous refusez ma demande, je vous rattache au mur et vous laisse aux bons soins des scientifiques de Dekim. Ils ont déjà commencé à aspirer la substance vitale de Sebas. Un venteux vivant est très rare, et ils sont fous de joie ; un automate de vent commence à prendre forme dans les hangars. Et de mon côté je n’ai pas le choix non plus : je suis désormais un paria et tous me recherchent pour me tuer. Ma seule chance de récupérer ma place de chef des rhüs, c’est de sauver le monde. »

Sebas et Rathure n’étaient clairement pas les plus intellectuels du groupe, et ils acceptèrent les explications approximatives sans broncher. Nekolas inclina la tête en guise de reconnaissance, et il sortit de la pièce ; les deux compagnons lui emboîtèrent le pas en grimaçant un peu, les articulations engourdies par les longues heures qu’ils avaient passé immobiles. Devant la pièce, ils croisèrent deux gardes qui gisaient au sol, morts. Ils les enjambèrent sans un commentaire et suivirent Nekolas à travers le dédale de couloirs sombres de la base rhüs.

Au bout d’un moment, Nekolas les arrêta au détour d’un croisement.

« Nous allons devoir affronter la gardienne si nous voulons sortir. Et je vous préviens, ce ne sera pas une partie de plaisir. Monica n’a pas gagné sa place de gardienne par pistonnage, mais uniquement grâce à son talent.

- Rester dans ce trou à rats m’a ouvert l’appétit, dit Rathure d’un ton résolu. Je m’en charge. »

Joignant le geste à la parole, il posa doucement Beeth à terre et retira sa cape et son haut noir, se retrouvant torse nu à l’égal de Nekolas. Sans un regard pour ses compagnons, il s’avança vers la sortie, image même de la détermination. Sebas fixa Nekolas d’un air interrogateur.

« On le suit ? Demanda-t-il.

- De loin, alors, fit Nekolas en grimaçant. Je me suis déjà frotté à elle, et je ne tiens pas à renouveler l’expérience. »

Ils empruntèrent le même chemin que Rathure mais à pas plus feutrés. Dehors leur parvenait déjà des bruits de combats, et, étrangement, d’éclaboussures. Ils entendirent soudain Rathure pousser un cri de souffrance absolue, et se mirent à courir. Nekolas écarquilla les yeux devant le spectacle qui les attendait au-dehors : Monica gisait au sol, nue, visiblement hors de combat. Rathure se tenait debout devant elle, couvert de chantilly, et son visage exprimait une terreur difficilement contenable.

« Tu l’as vaincue ! S’exclama Nekolas, impressionné, en se précipitant vers lui. C’est incroyable. Tu es indemne ?

- Oui, fit Rathure, mais pas pour longtemps…

- Que dis-tu ?

- Oh mon dieu, balbutia Sebas à son tour. Moi aussi je l’entends…

- Mais qu’est-ce que vous racontez tous les… »

Nekolas se tut : à quelques mètres du lieu de combat, émergeant des arbres, quatre personnes venaient d’apparaître : un guerrier en armure violette, un homme vêtu d’un capuchon noir et à l’allure louche, la petite Eléu qui trottinait avec un grand sourire, et, surtout, une femme au-dessus de laquelle planait un nuage noir et gris duquel surgissait de puissants éclairs.

« Oh, dit-il.

- Ah, parfait, dit Agalime en dévoilant ses grandes dents blanches en un sourire maléfique. Je vois que nous arrivons juste à temps. »

Sebas et Rathure échangèrent un regard effaré, l’air soudain de se demander si la torture aux mains des scientifiques rhüs n’auraient pas été un moindre mal finalement…