Chapitre 1
Nov 24, 2014
La réunion eut lieu au sein du mont-Bicêtre. Nichée au centre des affleurement rocheux, une large cuvette de pierre que le soleil couchant baignait d’or constituait l’endroit où les maîtres élémentaires avaient choisi de se réunir. Choix dicté uniquement par cette préoccupation majeure : en quel lieu les maîtres seraient-ils tous à égalité ? La réponse n’était pas évidente, car il n’existait nul lieu en ce monde qui soit parfaitement dépourvu de l’intégralité des éléments – nécessaires à la vie – qui procuraient leur force à leurs maîtres respectifs. Malgré tout, cette montagne, dénuée de vie ou presque, avait paru à chacun un compromis acceptable. Au sommet d’un pic qui surplombait l’endroit, un aigle immense dormait, la tête sous l’aile.
Ils arrivèrent un par un, certains accompagnés, d’autres seuls. Un petit cercle se forma, cercle aux points prudemment espacés. Il y avait toujours eu de la rivalité entre les différents maîtres élémentaires, voire même de la haine parfois – personne n’avait oublié cette fois, bien des années plus tôt, où le maître de l’air avait profité de l’occasion pour tenter de détruire l’ensemble des maîtres en une seule fois. Nombreux succombèrent à l’attaque, mais leurs forces combinées finirent par la repousser, et il en restait à la fin suffisamment pour que le maître de l’air soit tué et son clan banni. Aussi aujourd’hui gardait-on ses distances avec les autres, par simple prudence.
Le maître de l’ombre et la nuit arriva comme d’habitude en dernier, seul et silencieux sous son capuchon noir. Certains ne purent s’empêcher de soupirer d’exaspération, et le maître du feu chuchota à son apprenti quelque chose qui le fit ricaner. Indifférent à toutes ces manifestations d’hostilité, le maître de l’ombre prit sa place dans le cercle. Comme si cela avait déclenché un signal, un des maîtres – qui était en réalité une maîtresse - se redressa et s’avança vers le centre du cercle.
« Bonsoir à tous, amis, dit-elle d’une voix douce et éthérée. Que vos éléments protègent le monde qui les nourrit…
- …Et qu’ils s’attachent au pas des mortels », psalmodièrent-ils tous en réponse.
Celle qui se trouvait au centre fit une pause. Il s’agissait du maître de l’esprit, et il était d’usage que les représentants de cet éléments soient ceux qui président les séances. Leurs incursions constantes dans l’esprit d’autrui tout au long de leur vie faisaient généralement d’eux les maître les plus instruits et les plus sages – mais aussi parfois les plus fous et les plus corrompus. Celle-ci avait un étrange aspect martial sous son armure d’un violet pâle. Sur son front, une gemme rouge qui y semblait incrustée palpitait doucement. Elle gardait en toute circonstance les yeux fermés.
« Mes chers confrères, reprit-elle de sa voix lente aux accents rêveurs, la Chouette m’a parlé, et m’a conté une bien étrange prophétie, une prophétie sur le destin du monde.
- Et nous y revoilà », marmonna le compagnon du maître de l’eau dans un murmure très audible. Certaines personnes ne purent s’empêcher de sourire.
« Je vous demande la plus grande attention, fit la maîtresse de l’esprit avec une nuance de reproche dans la voix, cette fois. Je sais que beaucoup d’entre vous ne croient pas aux prophéties, mais elles sont l’âme de l’espace et du temps, la voix des dieux…
- IL NE SUCE NI PICIEUX NI PERSONNE ! » Hurla subitement le compagnon du maître des plantes.
Mis à part ce dernier, tous sursautèrent, et se tournèrent vers le duo. Le maître arborait un air mi exaspéré mi amusé, tandis que son apprenti, debout à ses côtés, marmonnait des paroles incohérentes, l’air très concentré.
« Non mais ils ont fait de vrais progrès destinataires à la station probabiliste qui est définitivement drosophile, voilà pourquoi la sténographie occidentale pourrait…
- Je m’excuse, grommela le maître des plantes. Ça lui prend parfois. Ignorez le et continuez.
- Bien… » La maîtresse de l’esprit avait l’air cette fois franchement agacée. « La prochaine fois, je demanderai un veto sur le droit d’amener ses apprentis au conseil… où en étais-je ?
- Une prophétie sur la destruction du monde, répondit la maîtresse du froid, conciliante.
- Ah oui ! Et bien, puisqu’il faut parler en des termes forts pour attirer votre attention, voilà comment sont les choses : le dragon Cavator a intégré notre réalité hier. »
Une grande majorité des personnes présentes sursautèrent d’effroi. Ce nom évoquait quelque chose en chacun, quelque chose qui n’avait absolument rien d’agréable…
« Mais comment a-t-il pu s’extirper de sa propre dimension ? S’exclama le maître de la foudre, furieux.
- Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’il foule notre monde, et qu’il y fait des ravages. Les elfes ont déjà été annihilés…
- En une nuit ? Ça n’a pas traîné…
- Ils n’étaient plus qu’une centaine à force d’être tous homosexuels.
- Ah ! C’est donc ça.
- Maître et apprenti de l’eau, vous me dites si je vous dérange. Est-ce que quelqu’un est intéressé par la prophétie alors ou non ?
- Dites-nous, maîtresse de l’esprit, intervint la maîtresse du givre. S’agit-il d’un moyen de vaincre Cavator ?
- Je l’espère… écoutez donc ce que m’a rapporté la chouette… »
Et, d’une voix chantante, elle leur livra ces mots :
« Quand le vent tournera et allumera la braise
L’élu s’élèvera, fort de la puissance du tout
N’en choisira qu’un, dans son grand discernement.
Il marchera et, du haut de la falaise
Vaincra le dragon devenu doux
Il sera alors le maître des éléments »
Un grand silence accueillit ces paroles, tandis que la voix de la maîtresse s’éteignait doucement. Puis celle du maître de l’ombre s’éleva, froide :
« Ça ressemble mot pour mot à une prophétie sur un moyen pour vaincre Cavator.
- Je pense qu’on peut l’affirmer sans crainte de se tromper, renchérit le maître de la foudre, apparemment très excité. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’élu qui n’en choisira qu’un ?
- Je pense, répondit la maîtresse de l’esprit d’une voix sereine, qu’il s’agit d’un être qui détiendrait l’intégralité des pouvoirs élémentaires. Et qu’il devra n’en choisir qu’un. »
Cette fois, le silence fut plus intense encore. Tous les regards étaient tournés vers la maîtresse de l’esprit. Finalement, le maître du feu se racla la gorge.
« Vous voulez dire… qu’il existe un être en ce monde qui détient tous les pouvoirs ? C’est impossible.
- C’est pourtant ce que suggère la prophétie. Et qu’il devra, au final, ne choisir qu’un élément pour vaincre le dragon.
- Nous devons le trouver ! S’exclama le maître des plantes.
- Mais comment faire ?
- Pour ma part, déclara tranquillement la maîtresse de l’esprit, j’ai déjà envoyé mon apprenti à sa recherche. J’ai beaucoup trop de responsabilités pour me charger moi-même de cette quête… mais je sais qu’il saura retrouver l’élu grâce à ses pouvoirs. Et le guider sur la bonne voie. »
A nouveau, le silence. Chacun comprit ce que la maîtresse venait de dire : son apprenti trouverait l’élu, et ferait en sorte qu’il choisisse sa voie, celle de l’esprit. Afin que le maître des éléments soit un maître de l’esprit. La chose avait à peine fait son chemin dans les esprits que ceux qui étaient venus accompagnés de leurs apprentis se tournaient vers eux pour leur chuchoter précipitamment des instructions. Celui de l’eau eut avait l’air boudeur.
« Mais maître, vous savez bien que je suis malade… et vous me confiez une quête de cette importance ? »
Nul n’entendit ce que le maître répondit, mais l’apprenti eut tôt fait de baisser la tête et de marmonner son assentiment. L’apprenti du feu était déjà parti. Celui des plantes ne délirait plus, et écoutait son maître avec une grande attention. Les autres maîtres, venus sans compagnons, s’excusèrent rapidement et filèrent, chacun à leur manière – un immense éclair salua le départ du maître de la foudre, tandis que celui des ombres disparaissait dans la nuit. Le maître de givre partit à dos d’ours blanc. En quelques minutes, il ne restait plus personne, à part la maîtresse de l’esprit.
Celle-ci eut un sourire.
« Tu peux sortir de ta cachette, Guipsy. »
Un léger miroitement apparut dans l’air à ses côtés. L’instant d’après, un jeune homme vêtu exactement de la même manière et portant la même gemme sur le front se tenait à ses côtés. Il avait cependant les yeux ouverts.
« Tes sortilèges d’illusion sont de plus en plus puissants, fit la maîtresse de l’esprit d’un air appréciateur.
- Je vous remercie, répondit Guipsy en souriant à son tour. J’ai découvert que prendre un petit verre d’alcool avant un sort décuple ma puissance.
- C’est une technique efficace, jeune apprenti. Prend garde cependant, car certains alcools annihilent ton pouvoir au lieu de l’améliorer. Il te faudra faire des tests.
- Je ferai attention.
- As-tu bien entendu ce qui vient d’être dit ? Je leur ai menti sur ton départ afin qu’ils se dépêchent, mais je tiens à ce que tu sois le plus rapide possible, d’accord ? Un maître élémentaire de l’esprit ne serait pas de refus. Trouve l’élu avant eux si possible, et sois… persuasif.
- Je ferai ce qui doit être fait, répondit Guipsy, l’air déjà concentré.
- Parfait. N’oublie pas tes cartes magiques. Elles te seront utiles. Allez, va ! »
Guipsy fit demi-tour, et enfourcha un cheval qui se tenait non loin, étonnamment calme. En quelques foulées, cheval et cavalier disparurent derrière la montagne. La maîtresse de l’esprit soupira, et prit le chemin du retour. Elle avait toute confiance en son apprenti, mais était un peu inquiète en ce qui concernait sa rencontre avec les autres. Certains étaient de vraies teignes, elle le savait, et Guipsy était quelqu’un de très gentil. Enfin, il n’y avait rien à faire à part croire en lui !
Alors qu’elle disparaissait à son tour dans l’obscurité, l’aigle perché au sommet du piton rocheux sortit la tête de son aile. Il cligna des yeux à deux reprises, puis, poussant un cri perçant, déploya ses ailes et prit son envol.